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Liban - La carte du tendre

Alors on danse

Un couple de danseurs au super-night-club Vénus vers la fin des années 1950. Collection Georges Boustany

Ces lignes ont été écrites après les incendies et avant la révolte populaire. Les voici sans modification.

Les photographes lâchés aux trousses du chaland à la fin des années 1940 avaient fini par investir les hauts lieux de la vie nocturne de Beyrouth. Ainsi, lors des soirées animées dans les différents « night-clubs », « cabarets » et autres « stéréos » de la ville, on se faisait systématiquement prendre en photo. Ces tirages de belle qualité, grand format sur papier glacé, étaient ensuite proposés à la vente dans des pochettes cartonnées comportant, en couverture, le nom de l’endroit. Cela vous dit quelque chose ? Bien sûr : la pratique se poursuit de nos jours dans les parcs d’attraction à travers le monde.

C’est le cas de cette photo prise au « super-night-club et cabaret Vénus », sis dans le fameux immeuble Yacoubian, rue Chourane à Beyrouth, et insérée dans une pochette au nom de l’établissement. Une musique jazzy semble en émaner et pour cause : alors qu’en général le photographe ne s’intéressait qu’aux danseurs ou aux clients attablés, celui-ci a judicieusement décentré les sujets principaux, faisant de cette prise de vue un émouvant aperçu de l’ambiance des années 1950.

Un couple glamour est enlacé dans un slow serré que l’on devine lascivement sensuel. À gauche, deux musiciens, un trompettiste et un guitariste, qui triture déjà un instrument électrique, sont en pleine performance. Ils portent des vestes que l’on imagine rouge vif, la position perpendiculaire des instruments donnant à leur mouvement une esthétique parfaite.

Elle est rayonnante, la femme qui danse. Cheveux blonds ramenés en chignon dégageant un visage discrètement maquillé, elle est aux anges et cela se voit dans tous les détails de son attitude : yeux fermés, sourire aux lèvres, une posture d’abandon heureux dans les bras de l’homme qui a pris le contrôle l’espace d’une partition.

Mais lui ? Quelle attitude singulière... Il est beau lui aussi et arbore une tenue irréprochable et indubitablement coûteuse. Il s’est, pour l’occasion, rasé de frais et manucuré jusqu’au bout des sourcils, mais voilà: il regarde ailleurs. A-t-il aperçu le photographe ? Prend-il la pose pour la photo ? A-t-il, à Dieu ne plaise, été attiré par une autre silhouette ? En tout cas, cela nous donne un sentiment mitigé et l’on s’imagine que cette femme se fait peut-être des illusions sur son compagnon. S’il faut se fier à cet instant-ci, cet homme n’est définitivement pas dans l’ambiance et montre même des signes d’ennui ou à tout le moins de distraction. Il ne sourit même pas.

Et l’on ne peut s’empêcher, de l’époque sinistre que nous vivons, de faire une lecture encore plus poignante de cette photo : dans un moment de lucidité prémonitoire, cet homme vient de réaliser l’ampleur des drames à venir. Comme une antilope qui a flairé l’odeur du prédateur, il lève les yeux, scrutant l’horizon pour identifier le danger qui guette. Un danger dont sa compagne semble inconsciente : elle est dans le présent qu’elle goûte avec délices ; il regarde l’avenir avec anxiété.

Oh, nous en avons dansé, des slows, et même tous les styles : les Libanais ont le déhanchement dans le sang. Pour affronter l’histoire qui se plaît à nous malmener comme un chat une souris, il ne nous reste qu’à danser, alors on danse. Quand le destin tantôt vous accable, tantôt vous comble de bienfaits inespérés et que vous n’y pouvez rien, il ne reste qu’à danser. La plupart du temps, nous jouons à la cigale comme nous l’avons toujours fait, habitués à ne jamais prendre notre vie en main. Sauf à de rares exceptions qui nous ont permis de ressembler à une nation, mais c’était tellement furtif, furtif comme une danse. Nous dansons partout, en toute circonstance, même sur les bateaux qui nous arrachent à cette terre maudite ou qui nous y ramènent, noyant nos yeux dans des nostalgies amères génération après génération.

Plus on l’observe et plus on se rend compte que cette image résonne d’une manière dérangeante avec notre quotidien. Certains, comme cette femme, s’abandonnent à la musique et à l’étreinte confortable de la routine avec le sentiment que rien ne peut leur arriver, qu’ils sont en de bonnes mains. Ils apprécient le moment présent même s’ils en souffrent; allons, nous nous en sommes toujours sortis, il n’y a pas de raison pour que cela change, c’est une terre de miracles, personne ne peut nous en vouloir au point de nous laisser mourir.

D’autres sont comme son compagnon, ils jouent le jeu, mais regardent ailleurs avec inquiétude ; ils sentent monter la sinistre marée, ils perçoivent à des degrés divers les signes d’un changement d’époque, l’odeur du brasier atteint déjà leurs narines. Ils se préparent à agir : se rebeller ou fuir, le choix est restreint, c’est le choix de la vie quand la mort s’approche trop près.

Dans un présent bien noir par rapport au leur, il est peut-être temps pour nous non pas de danser, mais de nous emparer des instruments pour jouer notre propre musique. Il est des moments dans l’histoire où l’on ne peut plus s’octroyer le luxe de faire le dos rond et se convaincre que l’orage sera de courte durée : le climat est à l’instabilité depuis six mille ans.

Il est peut-être temps de dévorer le prédateur.


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Ces lignes ont été écrites après les incendies et avant la révolte populaire. Les voici sans modification.Les photographes lâchés aux trousses du chaland à la fin des années 1940 avaient fini par investir les hauts lieux de la vie nocturne de Beyrouth. Ainsi, lors des soirées animées dans les différents « night-clubs », « cabarets » et autres...

commentaires (1)

Quel texte juste ! On connait bien cette musique des jeunes filles qui répètent pour s’en convaincre que la vie est « plus facile au Liban » qu’en France. On entend bien ce refrain des jeunes garçons partis loin gagner leur vie qui disent à chaque séjour que c’est pour mieux revenir un jour. On attend à présent le tube des lendemains qui chantent…

Georges Lebon

14 h 44, le 29 octobre 2019

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Commentaires (1)

  • Quel texte juste ! On connait bien cette musique des jeunes filles qui répètent pour s’en convaincre que la vie est « plus facile au Liban » qu’en France. On entend bien ce refrain des jeunes garçons partis loin gagner leur vie qui disent à chaque séjour que c’est pour mieux revenir un jour. On attend à présent le tube des lendemains qui chantent…

    Georges Lebon

    14 h 44, le 29 octobre 2019

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