Que stipule la proposition de loi d’amnistie et pourquoi a-t-elle suscité une telle levée de boucliers ?
Le texte, sur lequel devra plancher la Chambre mardi 19 novembre, après le report d’une semaine annoncée hier par le président du parlement Nabih Berry sous la pression de la rue, de la séance parlementaire initialement prévue aujourd’hui, a suscité une large polémique parmi les experts et les manifestants qui rejettent d’emblée un texte « truffé de zones d’ombre ».
Placée en tête de l’ordre du jour d’une session parlementaire au cours de laquelle les députés étaient pourtant censés plancher uniquement sur l’adoption du budget 2020, la proposition de loi est principalement destinée à amnistier près d’un millier d’islamistes qui croupissent depuis des années en prison, sans avoir été jugés, et annuler les mandats d’arrêt dont font l’objet plus de 42 000 repris de justice, des chiites en grande majorité, et des détenus liés à des affaires de drogue.
Le texte couvre notamment toutes les contraventions, infractions et crimes de natures diverses perpétrés avant le 30 octobre 2019, ainsi que l’ensemble des crimes liés à l’usage et à la vente de drogue et de substances addictives.
Le texte prévoit que ne seront pas concernés par l’amnistie les personnes qui ont encouragé ou commis des crimes ayant fait des victimes parmi les civils et les militaires ; celles qui ont utilisé, fabriqué ou transporté des explosifs ou substances inflammables et autres produits toxiques. Ne pourront être amnistiés, non plus, tous ceux qui ont kidnappé des civils et/ou des militaires, ainsi que ceux qui ont enrôlé et entraîné des personnes tierces en vue de commettre des actes terroristes.
Parmi les crimes n’entrant pas dans le cadre de l’amnistie figurent également ceux qui ont été déférés devant la Cour de justice, les crimes liés au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme, les crimes perpétrés contre les monuments historiques ainsi que les atteintes aux fonds et propriétés relevant de l’État, des municipalités et des institutions publiques. L’amnistie ne concerne pas non plus une série de crimes commis notamment contre la « sécurité extérieure de l’État », ceux afférant aux manquements des fonctionnaires à leur devoir, ou encore les crimes touchant aux mœurs et à la bonne conduite. Elle ne concerne pas non plus les crimes prévus notamment dans la loi des douanes, la loi sur la construction, la loi de la Sécurité sociale, la loi sur des finances et autres textes et régulations concernant les banques, ainsi que la loi sur l’enrichissement illicite.
(Lire aussi : Les zones grises et inquiétantes de la proposition de loi d’amnistie que le Parlement veut voter)
Saghiyeh : « Consacrer le clientélisme »
Largement contestée par les manifestants et plusieurs juristes qui réclament, depuis le 17 octobre, que soit mis un terme final à la corruption qui a gangrené le pays, cette loi risque d’enflammer un peu plus la rue si elle devait être adoptée. Et ce, notamment, comme le soulignent plusieurs juristes, car elle comporte une multitude de zones d’ombre qui risquent de dévoyer l’amnistie de son objectif principal, à savoir amnistier certains islamistes et auteurs de crimes et délits liés à la drogue, « de manière restrictive et non extensive », contrairement à ce que laisse entrevoir le texte.
Parmi les critiques formulées à l’encontre de cette proposition, l’idée que l’amnistie est destinée à « contenter » une partie des milieux sunnites à Tripoli principalement, mais aussi les milieux chiites liés à la drogue, tout en consacrant l’impunité d’un certain nombre de crimes, financiers et écologiques notamment, comme le dénonce l’association Legal Agenda. « En somme, cette loi vise tout simplement à consacrer le clientélisme et l’auto-amnistie (des chefs communautaires ) », commentait le directeur exécutif de Legal Agenda, Nizar Saghiyeh, lors d’une conférence de presse organisée au centre-ville destinée à éclairer l’opinion publique sur les « nombreux pièges » que comporte le texte soumis. « C’est une loi qui vise à restaurer le système des chefs communautaires (zaamat) tout en garantissant l’effondrement du système judiciaire », ajoutait le juriste.
Aux yeux de certains experts, cette loi, qui constitue « une véritable contre-révolution » menée par la classe dirigeante, s’inscrit à contre-courant des réformes réclamées des manifestants depuis le début de la révolte populaire, le 17 octobre dernier.
En tête de ces réformes, l’adoption de la loi sur l’indépendance judiciaire « rangée dans les tiroirs de la Chambre », susceptible d’enclencher une véritable lutte contre la corruption et de consacrer le principe de la reddition des comptes. C’est également le seul moyen de rendre justice à des centaines de milliers de Libanais dont les droits ont été spoliés par des années de dysfonctionnement d’un système judiciaire pris en otage par la classe politique, comme le font valoir en substance les juristes qui contestent le texte.
Revenant sur les failles constatées dans le texte de la loi d’amnistie, M. Saghiyeh souligne le fait que les exceptions prévues ne couvrent pas, par exemple, la « fuite des capitaux des propriétaires des banques », « l’évasion fiscale », ainsi qu’une multitude de crimes commis contre l’environnement ou encore les crimes perpétrés par les forces de l’ordre ou les militaires, comme la torture.
Pour Lara Saadé, consultante légale au parti Kataëb, cette loi comporte une « série de dangers ». « Elle va dans le sens de l’incitation au crime et consacre l’impunité », explique la juriste dans une vidéo postée sur son compte Facebook. Mme Saadé dénonce notamment l’amnistie de crimes « aussi graves que le meurtre, le viol et la violence conjugale », et ceux qui sont « liés au terrorisme » et « à l’appartenance à des groupes armés ».
Timing suspect
Les pourfendeurs de la loi s’interrogent par ailleurs sur le timing de l’adoption de ce texte et se demandent ce qui justifie « l’urgence » invoquée – la proposition de loi est revêtue du caractère de double urgence – alors que le pays est en proie à une crise économique et financière sans précédent ?
Dans un communiqué, le Club des juges rappelle par ailleurs que la Chambre réunie en session ordinaire ne peut, conformément à la Constitution, s’atteler à autre chose que le vote du budget. « Sitôt après, les députés sont censés plancher sur une batterie de lois qui sont bien plus primordiales (que la loi d’amnistie), comme la loi sur l’indépendance de la justice, la loi sur la levée du secret bancaire des comptes de toutes les personnes employées dans le service public ainsi que la loi destinée à lever les immunités prévues par la Constitution et les textes de loi », précise le texte.
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19 h 40, le 12 novembre 2019