Ainsi donc, les routes qui mènent à Baabda, ce haut lieu qu’on avait surnommé il y a trente ans le « palais du peuple », sont désormais grandes ouvertes devant le peuple encarté CPL et fermées devant le reste de la population.
Vendredi dernier, on avait mobilisé la brigade anti-émeutes tout entière ou presque pour bloquer l’accès du secteur à quelques dizaines de manifestants qui voulaient protester contre les atermoiements du pouvoir après la démission du gouvernement ; l’incroyable déploiement de force faisait croire à une tentative de contenir un assaut du groupe État islamique. Hier, au contraire, les navettes affluaient des quatre coins du pays pour permettre au parti de Gebran Bassil de se livrer à une démonstration tout près du périmètre de ce qui est la première institution du pays. Imagine-t-on, à titre de comparaison, la République en marche organiser un meeting aux portes de l’Élysée ?
Bien sûr, le rassemblement ne s’est pas déroulé à proprement parler dans la cour du palais présidentiel, mais sur la route qui y mène. Les apparences sont-elles donc sauves ? Pas assez pour éviter la confusion des genres, laquelle n’est guère l’apanage d’un seul parti politique au Liban. Or cette confusion, c’est aussi de la corruption. C’est même la pire des corruptions, parce qu’elle ouvre la voie à toutes les autres formes de corruption. D’ailleurs, le résultat de cet exercice, hier, c’est qu’en dépit de l’urgence, les atermoiements se poursuivent…
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Ainsi donc, on a revu M. Bassil, plus de deux semaines après sa dernière prestation, et les deux fois dans le voisinage de son beau-père. Et puisqu’on est dans un cadre familial, outre les lamentations sur l’injustice du sort qui s’acharne, selon lui, sur sa mouvance, le chef du CPL en a profité pour implorer le pardon de sa mère, passablement éreintée par les insultes de la foule révoltée ces deux dernières semaines. Force est de reconnaître que la langue et la culture machiste locales ciblent de manière inique et détestable les femmes alors même qu’elles n’ont rien à voir avec les critiques qu’on est en droit d’adresser à l’action de leurs proches dans l’exercice de leurs responsabilités publiques.
Et sur ce plan, il est parfaitement clair pour tout le monde que le bilan politique de Gebran Bassil, loin de faire l’unanimité, y compris même dans le giron aouniste – la dissidence est là pour le démontrer – est la principale cible de la contestation. Que ce bilan mérite cela ou pas, que les reproches qui lui sont faits soient injustes ou pas sont un débat totalement absurde en démocratie. L’unique arbitre dans ce genre de cas, ce sont les urnes, d’autant que M. Bassil reste à la tête du plus grand bloc de députés à la Chambre. À défaut, on est dans la répression et la tyrannie…
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Ainsi donc, la révolte continue et se corse même. On annonce de nouvelles actions, le mouvement se propage encore plus. C’est le prix du déni et des manœuvres auxquelles se livre le pouvoir pour retarder les échéances, alors même que la démission du gouvernement remonte déjà à presque une semaine. Jusqu’où ira-t-on comme cela ? Le principe du cabinet de technocrates a été plus ou moins accepté, mais déjà on cherche à le dépouiller de sa substance. Chez les uns ou les autres, les arrière-pensées ne manquent pas. Mais même à supposer que tout se passe bien, que les protagonistes politiques acceptent de céder la place à un gouvernement formé de personnalités indépendantes, la partie ne serait pas gagnée pour autant. Ce cabinet, ne l’oublions pas, n’aurait pas d’assise parlementaire solide et serait donc en permanence sous l’observation étroite des blocs qui, à la moindre faille, l’enverraient mordre la poussière. L’immense paradoxe, c’est que l’on verrait le Parlement remplir convenablement, pour la première fois depuis des décennies, sa fonction de contrôle de l’action de l’exécutif.
Voilà pourquoi un tel gouvernement, s’il est absolument nécessaire au stade actuel pour permettre une sortie de crise, ne suffirait guère sur le long terme à mettre le pays sur la voie de la « normalisation » politique. Pour cela, une seule solution : les urnes…
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L’organisation d’élections législatives devra par conséquent être l’une des principales priorités du prochain gouvernement. Pour cela, il y aura deux écueils à franchir. Le premier consiste à ce que les porte-parole du mouvement de contestation, quels qu’ils soient, s’abstiennent de réclamer un nouveau changement du mode de scrutin, car cette demande fait le jeu des partis politiques qui ne souhaitent pas la tenue d’élections anticipées. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils savent y faire pour que ce débat mène à la non-tenue du scrutin. Tout au plus, la société civile devrait tenter d’exercer des pressions pour obtenir un amendement abaissant le seuil d’éligibilité prévu par la loi en vigueur. Le deuxième point, c’est que constitutionnellement, la dissolution de la Chambre, nécessaire à la tenue des élections, n’est depuis Taëf possible que dans des cas très précis et limités. Il faudra donc un consensus général, impliquant tous les pouvoirs et les principales formations politiques, sur une démission collective de la législature. Forcer ce consensus ne sera guère une tâche facile, mais le mouvement de contestation a déjà prouvé qu’il pouvait bousculer cette république et ses inerties.
Il restera une chose, la plus importante : faire en sorte que l’exécutif qui naîtra des urnes enterre définitivement la « démocratie consensuelle », cette terrifiante dérive hérétique qui a mené ce pays là où il est.
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a monsieur Fayad pour que la révolte devient révolution , l'histoire nous apprend qu'il faut que des têtes tombent.....attendons.
23 h 11, le 04 novembre 2019