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Campus - FORUMS DE DÉBAT

Dans le centre-ville de Beyrouth, l’université hors les murs

Les professeurs des universités libanaises se sont réunis quotidiennement, pendant plus d’une semaine, entre la mosquée al-Amine et l’Œuf pour débattre de la révolte qui secoue le pays.

Des séances sur la Constitution libanaise, sur les origines du système confessionnel au Liban ou encore sur la résilience en temps de guerre ont attiré des centaines d’auditeurs.

À l’image du peuple libanais, rien n’aura pu défaire les tentes dressées sur le parking jouxtant la mosquée al-Amine, dans le centre-ville de Beyrouth. Pas même les attaques répétées d’assaillants déchaînés, dont la violence ne sera pas venue à bout de cet impérieux besoin de penser, comprendre et refonder le pays par la parole.

Mardi 29, quelques heures à peine après que les partisans antirévolutionnaires eurent détruit à coups de bâton ces chapiteaux, professeurs, étudiants et gens de la partie civile étaient déjà entrain de remettre sur pied ces forums ambulants de réflexion et d’échange. « Ils nous ont frappés, ils étaient des centaines, les gens se sont mis à courir, ils ont brûlé les tentes… et l’armée et la police n’ont rien fait. C’est inacceptable », témoigne une professeure de littérature de l’Université américaine de Beyrouth (AUB). Une autre enseignante de la même université ajoute : « Dix personnes ont été blessées, dont mon fils. Il a été traumatisé : les gens sont devenus hystériques, ils criaient, ils étaient effrayés. Les miliciens frappaient avec des bâtons dont l’extrémité était cloutée. »

Une fois les agresseurs chassés par l’armée libanaise, les manifestants découvrent un véritable champ de bataille à leur retour : ça sent l’essence, tout est démoli, les tentes sont saccagées. « Puis tout à coup une vingtaine de personnes se sont spontanément réunies et ont commencé à ranger, à nettoyer et à remonter les tentes. La résilience est plus forte : qu’ils détruisent encore, nous reconstruirons à nouveau », s’exclame le père Gabriel Khairallah, professeur de lettres à l’Université Saint-Joseph (USJ). Depuis mardi 22, ce dernier participe activement au rassemblement des professeurs des universités, Tajamou’ asatizat al-jami’at, un regroupement d’universitaires issus des quatre coins du pays qui se retrouvent pour discuter avec les étudiants et le public du soulèvement populaire qui a poussé Saad Hariri a démissionner.

Ces professeurs se sont réunis de leur propre gré, indépendamment des universités dans lesquelles ils enseignent. Ils communiquent via les réseaux sociaux et abordent exclusivement des sujets en adéquation avec la révolte populaire. « L’idée principale était de constituer un groupement d’enseignants universitaires indépendants en créant une tribune qui permette à ces enseignants de pouvoir s’exprimer », explique Nizar Hariri, professeur d’économie à l’USJ. Quant à Firas Koubaissi, professeur en chimie et neurosciences à l’AUB, il précise : « Nous n’avons aucun agenda ni opinion politique. Nous sommes ici en solidarité avec nos étudiants. L’idée, dès le départ, est d’avoir un endroit où se réunir pour discuter. Je pense que les gens sont assez matures et intelligents pour avoir leur propre opinion et compréhension de la situation. »

Toutefois, les Libanais ont exprimé par leur nombre un véritable besoin de mieux comprendre ce qui advient depuis plus de deux semaines. De nombreuses conférences, débats et discussions ont, à ce titre, été très suivis dans la tente de l’USJ, particulièrement active depuis que son recteur le père Daccache a officiellement salué la révolte (dans une lettre cosignée avec le président de l’AUB, Fadlo Khuri, le 25 octobre). Dans cette tente, des topos-débats sur la mémoire de la guerre, sur la Constitution libanaise, sur la résilience en temps de guerre, sur la crise économique et financière, ou encore les origines et pratiques du système confessionnel… « Nous faisons cela pour unifier la voix du peuple contre la corruption et bâtir un Liban meilleur. C’est une mission pour nous en tant qu’enseignants de participer à ce mouvement », dira Carole Moukawam Dib, enseignante et coordinatrice des débats organisés par l’USJ avec le père Gabriel Khairallah.


(Lire aussi : Apprendre aux jeunes à mieux communiquer)

Une agora improvisée

Ils sont assis par terre sous les tentes, sur des tapis, sur des chaises de fortune, d’autres sont debout. D’une cinquantaine, ils deviennent rapidement une centaine. Des drapeaux libanais partout, des tables sur lesquelles les gens mangent en écoutant, on entend les chants des révoltés tout autour. Le micro passe de main en main, les gens prennent le temps de s’écouter et de s’exprimer. « Je viens ici pour trouver plus de justice sociale. Ces conférences incitent les gens à penser, à réfléchir à de nouvelles valeurs ; pourquoi sommes-nous dans les rues ? Que sommes-nous en train de changer ? Il y a une prise de conscience de tout le pays, que nous tentons de verbaliser ici », explique une professeure de l’Université libanaise venue assister à un débat. Dans le public, Lynn, une étudiante en littérature à l’Université libanaise, cherche, elle aussi, à trouver des réponses : « Je voulais comprendre un peu mieux ce qui se passe autour de nous ces derniers temps, et savoir comment l’on peut dépasser ce stress et ces angoisses que l’on peut vivre. Ce sont surtout les interventions des gens qui m’ont donné le courage d’être plus forte. »

Plusieurs enseignants de la faculté de droit de l’USJ ont apporté leur contribution aux débats. La professeure Léna Gannagé revient sur cette initiative : « Ça a commencé de manière spontanée et improvisée : des enseignants de la faculté de droit ont rejoint les étudiants qui étaient déjà en train de manifester. Nous n’avons jamais eu l’intention d’élaborer une feuille de route, ni de dicter quoi que ce soit aux manifestants. Nous ne faisons que transmettre des connaissances pour permettre aux gens de former des jugements éclairés. Dès le départ, il y a eu une demande très forte de nos étudiants et du public, qui avait soif de connaissances juridiques pour comprendre exactement ce qui se passait et comment fonctionnent les institutions. » Après trois premiers débats portant sur la chute du gouvernement et la composition d’un nouveau gouvernement, sur ce que signifie la chute du régime et, enfin, sur la révision de la Constitution, l’accueil fut immédiatement très favorable, à tel point qu’il fut demandé de « mettre par écrit des réponses très brèves à diffuser pour que tout à chacun dispose des informations juridiques nécessaires pour évaluer l’événement », se souvient Léna Gannagé.

L’écrivain Charif Majdalani, qui est aussi enseignant en lettres à l’USJ, a également participé à certains de ces débats d’agora : « Je trouve dommage qu’énormément de gens ne savent pas qu’à la périphérie des grands lieux de rassemblement il existe des lieux de forum et de discussion où les gens essayent de trouver des solutions et d’expliquer ce qui pourrait suivre. Pourtant, il y a de plus en plus de participation : il est bon d’être dans l’excitation positive, mais il faut aussi réfléchir ce qui va suivre. »



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