Le président libanais Michel Aoun a affirmé jeudi être en faveur d'un gouvernement dans lequel les ministres seront "choisis pour leurs compétences et non en fonction de leur affiliation politique", deux jours après la démission du Premier ministre Saad Hariri, sous la pression inédite de la rue qui conteste le pouvoir en place depuis deux semaines. Après avoir dressé le bilan de son action à mi-mandat, le chef de l’État a détaillé la feuille de route du prochain gouvernement.
"Nous sommes au milieu d’une crise majeure, mais en sortir n’est pas impossible. Un gouvernement qui a la confiance des Libanais est une nécessité urgente c’est pourquoi, je demande à tous les parlementaires de faciliter sa naissance, et au peuple libanais de le soutenir car un travail important et des décisions difficiles l'attendent", a déclaré le chef de l’État, élu le 31 octobre 2016, dans une allocution télévisée .
"Nous sommes à l’aube d'un nouveau gouvernement, et la seule exigence requise est qu’il réponde aux aspirations des Libanais et gagne leur confiance, ainsi que celle de leurs représentants au Parlement pour qu’il puisse réaliser ce que le gouvernement précédent n'a pas été en mesure de faire, à savoir : rétablir la confiance du peuple en son État", a déclaré le président. "Pour cela, les ministres devraient être choisis en fonction de leurs compétences et de leur expérience, et non de leur affiliation politique (...) Le Liban passe par un moment critique, notamment sur le plan économique, et a cruellement besoin d'un gouvernement harmonieux capable d’agir, sans être entravé par des conflits et des rivalités politiques. Un gouvernement soutenu par le peuple", a-t-il ajouté.
Mardi, le Premier ministre Hariri avait présenté au chef de l’État sa démission réclamée par des dizaines de milliers de Libanais dans la rue depuis le 17 octobre 2019. Une décision prise malgré l'opposition du Hezbollah, et sans coordination avec Baabda ou le Courant patriotique libre de Gebran Bassil, qui composent la majorité gouvernementale. Le lendemain, le président Aoun a chargé le Premier ministre démissionnaire d'expédier les affaires courantes, alors que les Libanais réclament depuis quinze jours un changement profond du régime actuel.
Le Liban est actuellement dans l'attente de l'annonce de la date qui doit être fixée par M. Aoun pour les consultations parlementaires contraignantes. Ces consultations, au cours desquelles le président doit recevoir tous les groupes parlementaires, sont prévues par la Constitution en vue de nommer le futur Premier ministre. Selon des sources au fait des contacts concernant le prochain gouvernement, citées par LBC, les consultations devraient débuter en fin de semaine ou au début de la semaine prochaine. Elles ajoutent que les contacts entre la Maison du Centre et le palais de Baabda vont reprendre afin de trancher la question. Selon ces sources, M. Hariri, ou une personne qu'il pourrait désigner, a le plus de chances de former le prochain gouvernement.
(Lire aussi : Une réunion Hezbollah-Hariri, à la veille de la démission du Premier ministre, racontée par Reuters)
"Vous avez réussi à vous faire entendre"
Le président Aoun s'est ensuite adressé aux manifestants mobilisés contre la classe dirigeante. "Malgré tout le brouhaha qui essaie d’étouffer et de brouiller votre voix, vous avez réussi à faire entendre ce que vous réclamez, à savoir un gouvernement en qui vous avez confiance, la lutte contre une corruption qui a miné l'État et ses institutions depuis des décennies et la constitution d’un État civil moderne dans lequel le confessionnalisme et les quotas sont absents", a-t-il affirmé.
Le président s'est également adressé aux responsables politiques du pays. "Les mouvements populaires et spontanés sont bénéfiques et contribuent à corriger certaines trajectoires. Cependant, exploiter une rue pour l’opposer à une autre menace le citoyen et met en danger la paix civile", a-t-il affirmé.
La révolte populaire libanaise a été déclenchée par l'annonce surprise d'une taxe sur les appels via les messageries instantanées comme WhatsApp. Cette mesure a été vite annulée mais la colère ne s'est pas apaisée contre la classe dirigeante, jugée incompétente et corrompue dans un pays qui manque d'électricité, d'eau ou de services médicaux de base trente ans après la fin de la guerre civile (1975-1990).
Le 24 octobre dernier, pour sa première prise de parole une semaine après le début du mouvement de contestation, M. Aoun avait appelé à une "remise en question de la situation du gouvernement", affirmant que "ce n'est pas dans la rue qu'on peut changer le système politique", tout en se disant prêt à rencontrer des représentants des manifestants.
Corruption et État laïc
Le chef de l’État a de nouveau insisté sur la nécessité de lutter contre la corruption et l'établissement d'un État civil. "Concernant la lutte contre la corruption, elle reste un long chemin à parcourir et un travail assidu à persévérer, en particulier dans un pays où elle s’est enracinée depuis des années et des années. Nous avons de la corruption dans l’administration, dans la politique, dans les finances de l’État. Et même une certaine partie de la société est corrompue également", a-t-il déclaré. "Mais quelles que soient les difficultés, je suis déterminé à aller de l'avant. Et la première étape consiste à appliquer les lois existantes. Ensuite, il faudra adopter celles nécessaires pour renforcer la transparence et permettre la mise en examen de toutes les personnes accusées", a-t-il ajouté, appelant les Libanais à faire pression sur les députés afin que le Parlement approuve "la création d'un tribunal spécial pour les crimes contre les fonds publics, la création d’une commission nationale pour la lutte contre la corruption, la récupération des fonds volés, la levée des immunités et celle du secret bancaire des fonctionnaires anciens et actuels ainsi que de tous ceux qui traitent avec l'argent public".
"Le passage du système confessionnel actuel au système laïc est la planche de salut pour le Liban. Il le débarrassera des problèmes hérités du confessionnalisme", a par ailleurs affirmé Michel Aoun. "Je répète ce que j'ai dit lors du lancement du centenaire du Grand-Liban : 'Le confessionnalisme est une maladie destructrice utilisée par les ennemis du pays chaque fois qu’ils veulent lui porter atteinte' et j’ai affirmé 'ma conviction de la nécessité de passer du système confessionnel dominant à un État civil moderne où la première affiliation est à la patrie et non aux dirigeants des communautés'.
Le président s'est dans ce cadre prononcé pour un statut personnel unifié.
Et de poursuivre à l'adresse des manifestants : "Votre voix sur les places appelant à un État civil est une étape prometteuse car le premier pilier d’un État laïc est son acceptation par le peuple. En effet, celui-ci ne peut être imposé et, s’il l’est, il échouera inévitablement. Nous avons donc beaucoup de travail devant nous pour lancer un chantier national de consultation, visant à convaincre ceux qui doivent l’être de son importance et de sa nécessité".
Le bilan de mi-mandat
Dans la première partie de son allocution, le président s'est efforcé de dresser un bilan de son action depuis son accession à la tête de l’État, "devenu aujourd’hui encore plus nécessaire à la suite des mouvements de manifestations et de contestation qui ont lieu et qui ont abouti à la démission du gouvernement".
"Assurer la sécurité et mettre fin au terrorisme furent la priorité car cela constitue la base de toute stabilité", a déclaré le chef de l’État, rappelant qu'une "décision politique" a été prise pour démanteler et éliminer les cellules terroristes.
Le président s'est également félicité de l'adoption d'une nouvelle loi électorale "garantissant une représentation équitable". "Du nouveau Parlement (...) a émergé un gouvernement d'union nationale, ce qui a assuré la stabilité souhaitée afin de s'attaquer aux crises qui étouffent le pays. En premier lieu la crise économique et la crise sociale qui en découle", a-t-il estimé, notant par ailleurs qu'une série de nominations ont été effectuées dans plusieurs institutions.
Sur le plan financier, a rappelé Michel Aoun, "trois budgets ont été adoptés après 12 ans d'interruption et de dépenses contraires à la Constitution", soulignant que le budget 2020, "faiblement déficitaire et sans hausse d'impôts", a été transmis au Parlement dans les délais constitutionnels.
Dans ce contexte, le président a pointé du doigt "la crise économique pressante résultant de l’accumulation des politiques économiques et financières inadéquates et de l’expansion des gouffres de gaspillage et de corruption, ajoutées aux crises et guerres des pays voisins", insistant sur la crise des déplacés syriens. Sur ce plan, Michel Aoun a dénoncé "les pressions continues pour les garder là où ils sont, afin de les utiliser en temps voulu comme une carte de pression en prévision de compromis politiques imposés".
Rappelant en outre que les forages offshore "commenceront dans deux mois", ce qui fera entrer selon lui le Liban "dans le club des pays producteurs de pétrole", le chef de l’État a jugé que "des efforts considérables ont été déployés pour trouver des solutions aux problèmes économiques, mais n’ont pas encore donné les résultats escomptés", appelant notamment le prochain gouvernement à mettre sur les rails "les projets d’infrastructure dont le financement devrait être assuré par les donateurs dans le cadre de la conférence CEDRE".
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commentaires (9)
Le président Aoun devra vite agir pour avoir un nouveau gouvernement non classique et ramener la paix civile au pays .
Antoine Sabbagha
19 h 28, le 03 novembre 2019