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Liban - Grand angle

Conciliations et réconciliations : les dessous de la résolution de l’affaire de Qabr Chmoun

« L’OLJ » révèle les dessous des tractations ayant mis fin à la crise née des heurts de la Montagne, qui a paralysé la vie politique durant une partie de l’été.

De gauche à droite : le chef du Parti démocratique libanais, Talal Arslane, le président du Parlement, Nabih Berry, le président Michel Aoun, le Premier ministre Saad Hariri et le chef du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt, le 9 août 2019, au palais de Baabda. Photo Dalati et Nohra

Nous sommes le 8 août dernier : Nabih Berry, l’inamovible président du Parlement, est à son bureau dans sa résidence de Aïn el-Tiné quand il reçoit un appel téléphonique de Hussein Khalil, le conseiller politique de Hassan Nasrallah.

Quelques heures plus tôt, dans une démarche inédite, l’ambassade américaine venait d’affirmer dans un communiqué que Washington « soutient un processus judiciaire juste et transparent sans aucune ingérence politique. Toute tentative d’exploitation politicienne de l’événement tragique du 30 juin à Qabr Chmoun doit être rejetée ».

Ce haut responsable du Hezbollah, à la barbe bien taillée et à la voix douce, n’est vraiment pas content. Il le fait savoir sans ambages à son interlocuteur, tout en sollicitant son intervention pour trouver une solution rapide à l’affaire de Qabr Chmoun qui empoisonne la vie politique.

Le 30 juin, une fusillade a éclaté dans ce village du caza de Aley, tuant deux gardes du corps du ministre d’État pour les Affaires des réfugiés Saleh Gharib, proche de Talal Arslane, et blessant un militant du Parti socialiste progressiste (PSP) de Walid Joumblatt. L’incident s’était produit lors d’une tournée du chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, gendre du président Michel Aoun et allié politique de M. Arslane.

« Hajj Khalil a reproché à Nabih Berry de couvrir Walid Joumblatt, assure un témoin des négociations, mais lui a demandé en même temps d’agir au plus vite pour éviter un surcroît d’ingérence américaine dans les affaires libanaises. Il a insisté pour qu’il reprenne sa médiation pour tenter de trouver un compromis. »

La situation politique est en effet totalement bloquée depuis plus d’un mois et Berry a suspendu ses efforts de conciliation, en raison des positions inconciliables des protagonistes.

Le vétéran de la politique libanaise a en effet tout de suite compris que l’accrochage de Qabr Chmoun n’était pas un banal incident mais bien une crise institutionnelle aux graves retombées sur une situation économique déjà désastreuse. Il décide d’agir aussitôt et obtient le jour même un rendez-vous auprès du président Michel Aoun.


(Lire aussi : Le PSP ouvre une nouvelle page – tactique – avec le Hezbollah et le CPL)


Les réticences de Baabda

Le chef du Parlement confie à L’OLJ avoir proposé dès le début à son interlocuteur d’organiser une réconciliation immédiate entre les protagonistes, Walid Joumblatt, Talal Arslane et Gebran Bassil, en présence des trois plus hauts responsables du pays (le chef de l’État, le Premier ministre Saad Hariri et lui-même). Michel Aoun trouve l’idée bonne, mais prématurée : les esprits sont trop échauffés, ils ne sont donc pas prêts à une telle rencontre. « Il faut donc attendre qu’ils se calment », précise-t-il. Berry baisse les bras et glisse à ses collaborateurs : « J’ai coupé le moteur », manière de dire qu’il a suspendu ses efforts en vue d’une réconciliation. Selon des visiteurs auprès du chef de l’État, ce dernier se montrait réticent à intervenir. « Je ne suis pas un chef de tribu pour réconcilier les belligérants », aurait-il confié, préférant un règlement en trois étapes qui commence par la remise à la justice des suspects, la procédure judiciaire proprement dite puis la réconciliation politique.

Tout un mois durant, l’affaire fait du surplace et le conflit s’aggrave. Le gouvernement ne se réunit plus et la polémique s’envenime autour de l’exigence de l’émir Talal Arslane, appuyé par Gebran Bassil et le Hezbollah, d’obtenir le transfert du dossier devant la Cour de justice, une instance sans appel.

Pour Walid Joumblatt, la manœuvre est claire : on veut l’éliminer politiquement en le jetant dans un cul-de-basse-fosse, lui ou son adjoint Akram Chehayeb, comme ce fut le cas pour le chef des Forces libanaises Samir Geagea qui passa 11 ans en prison de 1994 à 2005.

C’est donc lui qui va prendre l’initiative. « Oui, c’est moi qui ai alerté des ambassadeurs, révèle le chef druze à L’OLJ. Nous nous sommes réunis à l’ambassade de France avec les diplomates américain, allemand, anglais et le nonce apostolique. J’ai prévenu : “Faites attention. Vous devez clairement indiquer à Aoun qu’il est de son devoir de faire respecter équitablement la loi. Or la manière dont Gebran Bassil agite la Cour de justice peut conduire au chaos.” C’est à la suite de cette réunion que les Américains ont publié leur communiqué. »


(Pour mémoire : L’impasse de Qabr Chmoun met toutes les parties au pied du mur)



Le « pire ami »

Malgré les cris d’orfraie de certains hommes politiques contre « l’ingérence américaine », c’est ce communiqué qui va relancer « le moteur ». Le soir du 8 août, Nabih Berry reprend sa médiation en commençant par Walid Joumblatt. Peu après 21 heures, il appelle celui qu’il surnomme avec humour son « pire ami ». Entre vétérans de la politique libanaise, cela fait près de 40 ans qu’ils occupent le devant de la scène et se comprennent à demi-mot. Tour à tour fâchés et réconciliés au cours des années – leurs milices respectives ont souvent croisé le fer durant la guerre civile (1975-1990) –, les deux hommes se considèrent comme des partenaires. Pour Nabih Berry, Walid Joumblatt, malgré des propos qu’il n’approuve pas toujours, « ne perd jamais la boussole », et qu’on l’aime ou non, il représente une grande partie de la communauté druze, qui est un pilier du Liban.Walid Joumblatt ne répond pas. Il a fermé son téléphone car il assiste à un spectacle du « Monday Blues Band » au Festival de Beiteddine. Il rappelle une demi-heure plus tard. Le chef du Parlement lui annonce qu’il est temps de procéder à une réconciliation entre lui et Arslane.

Les relations entre Walid Joumblatt et Talal Arslane n’ont jamais été bonnes. Perpétuant une rivalité entre les deux familles datant de l’époque ottomane, Arslane conteste le leadership de Joumblatt sur la communauté druze. Si ce dernier est proche du 14 Mars et hostile au régime syrien, son adversaire, lui, est soutenu par le Hezbollah allié de la Syrie et le CPL de Gebran Bassil. « Ils veulent placer à tout prix Talal Arslane comme gérant principal de la montagne druze et tabasser Joumblatt, et quand je dis “ils”, je n’exclus pas le Hezbollah ni Bachar (el-Assad) », peste le chef du PSP.

Joumblatt commence par protester. « J’ai livré certains de mes hommes à la justice, mais Arslane n’en a pas fait de même. » À quoi Berry rétorque : « Il n’est plus le temps de poser des conditions. C’est l’heure de la réconciliation (...) Le moment est trop grave. Il faut placer l’intérêt national au-dessus de tout. » La conversation se prolonge. Finalement, confie le chef du Parlement à L’OLJ, Joumblatt accepte de se rendre à une réunion de réconciliation.

Il est plus de 22 heures, mais Berry appelle quand même Talal Arslane qui se montre lui aussi très réticent. « Je ne veux pas me réconcilier. Je demande que le dossier soit déféré devant la Cour de justice, quitte à ce qu’il y ait un vote en Conseil des ministres, même si son issue n’est pas en ma faveur. » Mais précisément, c’est le vote que Berry veut éviter. Il insiste donc et affirme que la réconciliation est primordiale et urgente. Il demande à Arslane de réfléchir jusqu’au lendemain matin pour lui donner une réponse définitive. Finalement, Arslane est d’accord mais il pose toutefois une condition : « Je veux pouvoir tout dire avant la réconciliation », dit-il. Et Berry lui répond : « OK, à condition que la conversation franche soit suivie d’une réconciliation. » Talal Arslane se trouvant à l’étranger, il n’a pas été possible d’entrer en contact avec lui pour obtenir confirmation de ces propos.

Le président du Parlement veut battre le fer quand il est chaud. Il prévient les deux chefs druzes mais c’est Baabda qui envoie les invitations officielles pour le lendemain 9 août. « Chacun a exprimé ce qu’il avait sur le cœur », assure Berry.


(Lire aussi : Qabr Chmoun, suite et fin !)



« Veux-tu te réconcilier ou pas ? »

L’atmosphère est glaciale. Avec à sa droite Nabih Berry et à sa gauche Saad Hariri, le président fait entrer Joumblatt et Arslane qui attendent dans des salons différents. Chacun d’eux s’assoit à un bout de la table sans saluer l’autre ni lui adresser la parole, raconte à L’OLJ un responsable à la présidence qui a tenu à garder l’anonymat. « Il y a des deux côtés des gens impliqués dans cette affaire. Il faut que la justice fasse son travail mais il faut aussi dépasser les ressentiments personnels et calmer la population », sermonne le chef de l’État. Puis Talal Arslane prend la parole et s’adressant au triumvirat, il énumère durant 45 minutes ses griefs à l’encontre de son adversaire, sans jamais s’adresser directement à lui ou le regarder.

Joumblatt l’interrompt : « Mais enfin, tu te souviens bien quand ton père (Majid Arslane) et mon père (Kamal Joumblatt) sont allés en Syrie en 1954 pour réconcilier les druzes de ce pays après une grande rixe entre eux. Maintenant, veux-tu te réconcilier ou pas ? »

La présidence a préparé un communiqué qui parle de moussalaha (réconciliation), mais Arslane insiste pour le remplacer par moussaraha (conversation franche). Après moult palabres, c’est moussalaha qui est retenu sur insistance du chef de l’État et de Nabih Berry, confie ce responsable. Les deux hommes se serrent la main. Walid sort le premier tandis qu’Arslane reste un peu avec le président.

« La réconciliation interdruze était une condition nécessaire mais pas suffisante », assure le chef du Parlement. Il fallait encore aboutir au rabibochage entre Joumblatt et le Hezbollah. Le 7 septembre, il parvient ainsi à réunir chez lui à Aïn el-Tiné Ghazi Aridi et Waël Abou Faour pour le PSP, Hussein Khalil et Wafic Safa pour le Hezbollah. Il a, à ses côtés, le ministre des Finances, Ali Hassan Khalil.

Tout le monde s’accorde pour dire que c’est surtout Berry qui a pris la parole pendant cette réunion, exhortant les deux parties à laisser de côté leurs divergences stratégiques, qui sont trop profondes pour être réglées, et de limiter leurs chamailleries aux sujets internes. Le fossé est profond mais le chef du Parlement l’avait déjà en partie remblayé.


(Pour mémoire : Qabr Chmoun : "La réconciliation politique a commencé", annonce Arslane)



Aïn Dara et les fermes de Chebaa

« Avant l’affaire de Qabr Chmoun, confie Joumblatt, j’avais dit à Berry : la situation peut déraper, ça peut tourner au chaos. Essaie de voir avec le Hezbollah car ça ne peut pas continuer comme ça. On a des opinions parfois radicalement opposées : nous n’avons jamais accepté leur intervention aux côtés de Bachar, mais nous insistons pour que les différends politiques soient réglés par le dialogue. » Le contentieux était lourd. « C’est vrai, j’ai fait une déclaration fin avril pour les exciter car ils me provoquaient sans cesse dans la Montagne depuis deux ans. En disant que les fermes de Chebaa n’étaient pas libanaises, je les ai mis en transe », reconnaît Walid Joumblatt. « Depuis, j’ai rectifié le tir. J’ai dit d’accord, les fermes de Chebaa sont libanaises, mais pour qu’elles soient encore plus libanaises, essayons d’aboutir à une reconnaissance syrienne qu’elles sont libanaises », dit-il en souriant.

Autre pomme de discorde, la mégacimenterie de Aïn Dara, selon lui « un véritable désastre écologique ». « C’est une vieille histoire. En 1998, j’avais alerté Hafez el-Assad mais il ne m’avait pas répondu. Après l’entretien, le chef d’état-major syrien, le général Hikmat Chehabi, m’a pris de côté pour m’expliquer que cette affaire touchait la famille. Maher el-Assad est associé aux Fattouche dans cette cimenterie. Je n’ai jamais cessé le combat. Maintenant, elle est arrêtée par une décision de justice. Personne ne dit rien, c’est un miracle. »

Le chef druze affirme qu’une nouvelle réunion doit avoir lieu entre son parti et le Hezbollah. Une invitation à déjeuner serait même en préparation chez Waël Bou Faour ou chez Ghazi Aridi. Alors après ce futur déjeuner, ce sera la paix ? Juré craché ? Puisque tout au Liban se règle par des agapes. « Je ne crois pas que nous soyons réconciliés avec le Hezbollah. Il y avait un gel et maintenant c’est un dégel. Dans ce pays, nous passons notre temps à nous fâcher et à nous réconcilier », reconnaît Joumblatt. « Disons qu’aujourd’hui, l’équation est la suivante : nous reconnaissons son importance et sa puissance (du Hezbollah). Mais au moins qu’il tolère les opinions un peu différentes des siennes. »

Berry ne peut que souscrire, lui qui insiste sur le fait qu’au « Liban, nous sommes tous des tribus confessionnelles et que le pays ne peut donc être gouverné que par le consensus ».


Pour mémoire

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Nous sommes le 8 août dernier : Nabih Berry, l’inamovible président du Parlement, est à son bureau dans sa résidence de Aïn el-Tiné quand il reçoit un appel téléphonique de Hussein Khalil, le conseiller politique de Hassan Nasrallah.Quelques heures plus tôt, dans une démarche inédite, l’ambassade américaine venait d’affirmer dans un communiqué que Washington...

commentaires (7)

...""Pour Walid Joumblatt, la manœuvre est claire : on veut l’éliminer politiquement en le jetant dans un cul-de-basse-fosse, lui ou son adjoint Akram Chehayeb, comme ce fut le cas pour le chef des Forces libanaises Samir Geagea qui passa 11 ans en prison de 1994 à 2005."" Mais quel récit, dont les dialogues sont dignes d’un roman (plutôt) policier… ! Je reviens à la citation de l’article : Un intello de grande envergure disait de cette déclaration qu’elle est l’instrumentalisation de la mémoire à des fins de politique politicienne… Je crois qu’il a raison quand on réécrit l’histoire… C.F.

L'ARCHIPEL LIBANAIS

15 h 04, le 08 octobre 2019

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Commentaires (7)

  • ...""Pour Walid Joumblatt, la manœuvre est claire : on veut l’éliminer politiquement en le jetant dans un cul-de-basse-fosse, lui ou son adjoint Akram Chehayeb, comme ce fut le cas pour le chef des Forces libanaises Samir Geagea qui passa 11 ans en prison de 1994 à 2005."" Mais quel récit, dont les dialogues sont dignes d’un roman (plutôt) policier… ! Je reviens à la citation de l’article : Un intello de grande envergure disait de cette déclaration qu’elle est l’instrumentalisation de la mémoire à des fins de politique politicienne… Je crois qu’il a raison quand on réécrit l’histoire… C.F.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    15 h 04, le 08 octobre 2019

  • J'ai lu, j'ai vu , je suis convaincu .. vini , vidi Vinci … Scarlett vous êtes inégalable , je vais le dire en africain , "tu n'as pas ton 2" . Unique à nous faire des récits clairs , bien introduits , mais permettez moi une anicroche à votre professionnalisme , dites nous , avouez , vous avez des entrées que personne d'autre ne peut avoir non ? Je suis sous le charme de tant de compétence . Allez ne me refusez pas une bise sur chaque joue . Bon Week-end .

    FRIK-A-FRAK

    13 h 43, le 08 octobre 2019

  • D'après ce qu'on lit dans les livres d'histoire, et à la connaissance de tous les libanais, le Liban est une REPUBLIQUE et non une monarchie. Alors comment se fait-il que les postes clés de ce pays sont tenues depuis des décennies par les mêmes familles. Ils se transmettent de grand-père à père à fils. Sans parler maintenant des gendres et belles filles etc... A quand une nouvelle équipe d'élite Libanaise non politisée et sans anciennes rancoeurs ni sang sur les mains pour mener à bien une politique saine et sereine dans ce pays et le sortir de son marasme sans chamailleries dignes de cours d'école enfantine. Dans aucun pays républicain dans le monde on a observé la monopolisation du pouvoir par des familles sauf la Syrie et on voit le résultat...

    Sissi zayyat

    12 h 00, le 08 octobre 2019

  • TALAL ERSLAN AURAIT DU INSISTER PLUS ET FAIRE PREVALOIR SA PROPRE VUE DE CETTE REUNION, L'APPELER MOUSARAHA NON PAS MOUSALAHA ! encore une fois le talal s'est vu lache par l'un ou l'autre !

    Gaby SIOUFI

    10 h 10, le 08 octobre 2019

  • Mais il y-a eu mort d'hommes....

    Massabki Alice

    09 h 09, le 08 octobre 2019

  • Je ne sais pas pourquoi cet article me ramène vers les années soixante, vers la cour de récréation de l’école. Souvenirs souvenirs... Nous aussi nous nous disputions comme ça. Mais nous étions des gamins. Et vous, quelle est votre excuse?

    Gros Gnon

    07 h 44, le 08 octobre 2019

  • BALA EL 3ASSA EL AJNABIYÉ MA FI CHI BYEMCHI BHAL BALAD ! DE3ANAK YIA LEBNEN !

    LA LIBRE EXPRESSION

    00 h 45, le 08 octobre 2019

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