C’est une page de l’histoire de Beyrouth qui se referme, en laissant derrière elle des poussières d’amertume ; un sentiment d’exil et de révolte, le même que celui que l’on ressent régulièrement face à la destruction d’une belle et vieille bâtisse ou la disparition de nos repères et notre patrimoine. De la tristesse et un immense sentiment d’impuissance face au temps qui passe si mal.
La Gondole, célèbre restaurant beyrouthin, ferme ses portes après plus de 60 ans de bons et loyaux services. Elle ferme ses portes en laissant derrière elle les bons souvenirs, les ombres de ces charmants fantômes qui continuaient de vivre dans la mémoire de Nabih Maroun, son propriétaire. « Je peux mettre sur chacune de ces chaises le nom d’une personnalité qui l’a occupée, politicien, journaliste, homme d’affaires, médecin ou artiste », dit-il. Cet homme élégant, au propre comme au figuré, n’a rien oublié, installé à l’ombre de ses 92 ans. Ni les débuts, ni la grandeur des jours heureux, ni la lourdeur des années de guerre et celle de ces dernières années. Résistant à sa manière, patriote, amoureux de son pays, de son inséparable épouse Hoda qui l’a accompagné dans toutes ses aventures, y compris professionnelles, très attaché à sa famille – ses fils : Nabih, qui travaille dans la finance, Samer et Mazen dans la restauration, et sa fille Milia (M) créatrice de mode –, il avoue tristement : « Cette décision s’est esquissée dans ma tête il y a deux ans. Avant, j’avais encore espoir en ce pays. Le monde de la restauration n’est plus le même. La classe politique et économique, Beyrouth et corniche Mazraa aussi. L’argent a changé de main. » « Nous fermons l’établissement, mais pas nos cuisines ; nous continuerons à assurer des services de catering », précise-t-il avec sa traditionnelle courtoisie.
Un self-made-man
Jusqu’aux derniers jours de ce mois d’août qui précèdent la fermeture physique de l’établissement début septembre, le propriétaire tient à s’y rendre, comme d’habitude, comme toujours, au quotidien, et recevoir ses amis à déjeuner, partageant avec le même enthousiasme souvenirs, plats et desserts qui ont fait la réputation de La Gondole : succès, fôret-noire, sayadieh, moghrabieh et surtout kharouf w rez.
De nombreux amis et habitués n’ont pas tardé à réagir à la rumeur de la fermeture, parmi lesquels l’ancien Premier ministre Tammam Salam ou encore l’ancien ministre Bahige Tabbara qui a parfaitement résumé la situation en quelques mots. « Avec votre départ, la rue va s’éteindre », lui aurait-il dit. Triste mais fier, et on le comprend, Nabih Maroun et son histoire pourraient être le sujet d’un roman ou d’un film « basé sur une histoire vraie », où toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé ne serait pas fortuite. Le décor serait le Liban, le village de Sahel Alma où il est né et a grandi, bercé par les cloches de l’église, Jounieh où il a été pensionnaire, et puis Beyrouth qu’il va très vite conquérir. Comme il s’est toujours plu à le faire, la mélancolie en plus, il raconte inlassablement à qui veut l’écouter, et ils sont nombreux, cette histoire simple qui est celle de sa vie.Celle d’un très jeune homme ambitieux et déterminé, qui abandonne l’école après le brevet, pressé de prendre son indépendance. « J’ai quitté l’école comme on quitte une prison », confie-t-il. D’abord balayeur et homme à tout faire dans une serre appartenant à ses cousins, il devient responsable comptable auprès du ministère des PTT pendant sept ans. En 1956, alors qu’il arpentait les rues de la ville à pied en quête du local de ses rêves, il découvre, située en face de la caserne Helou à Mar Élias, une enseigne qui l’interpelle. On pouvait y lire : « Pâtisserie La Gondole ». Elle appartenait à trois associés : Georges Medlej, Fouad Rizk, spécialisé dans la glace européenne, et Yaacoub Salloum dans le pain et les croissants. L’année suivante, ce Julien Sorel local qui aurait pu lancer : « À nous deux Beyrouth ! » quitte son emploi, s’associe au trio avant de racheter les parts de Rizk et Salloum. La réputation de la pâtisserie se fait à travers ses chocolats fourrés, ses glaces, ses gâteaux et son pain au lait. Maroun, inlassable piéton en quête de nouveaux clients, circule avec ses « échantillons » et réussit ainsi à séduire de nombreux établissements et pâtisseries à qui il fournit ses gâteries, parmi lesquels Najjar à la place des Martyrs, Délices à la rue du Liban, Napoli à Achrafieh, ou encore l’hôtel Excelsior et ses Caves Du Roy, ainsi que le Palm Beach.
Lorsque les Américains débarquent en 1958 et découvrent cette pâtisserie de quartier, ils en deviennent les principaux clients quotidiens. En deux ans, la Pâtisserie La Gondole devient l’adresse incontournable des gourmands. Elle ouvre ses portes à l’hôtel Printania à Broummana et se charge de mariages, d’événements officiels et d’énormes banquets. Les chiffres sont éloquents : « Nous sommes passés de 10 à 150 employés en quelques mois, et produisions plus d’une tonne de dragées, 1 000 bûches et deux tonnes de chocolats pendant les fêtes de Noël, plus de 60 000 maamouls et 7 000 œufs en chocolat les week-ends de Pâques, et plus de 900 forêts-noires et autres gâteaux les week-ends de la fête de la Vierge. » Perfectionniste, Nabih Maroun n’hésite pas à envoyer son pâtissier en Égypte pour apprendre les secrets du aïch el-saraya ou à Vienne pour y percer les secrets de la forêt-noire.
Déménagement
La suite de l’histoire se résume en quelques chapitres, et ici quelques lignes et des émotions indélébiles : en 1965, la pâtisserie se déplace vers une rue encore vierge, mais porteuse de promesses, la corniche Mazraa. Les cuisines sont plus grandes, à la mesure des commandes, le lieu, au gré des années, se transforme en café-restaurant et prend le nom de La Gondole. Il restera contre (mauvais) vents et marées, guerres de rue et de voisinage, et crise économique grave. En 1986, l’enseigne de Broummana ferme. Mar Élias est remise au goût du jour dans les années 90, tant dans sa décoration que son menu. On y sert aussi des moules et frites. Mais la clientèle, plus jeune, est vite happée par Gemmayzé et Mar Mikhaël. Seuls les habitués et les inconditionnels résistent au vent qui tourne. Et les Maroun, Nabih et Hoda, qui continuent ce combat pour, surtout, maintenir vivants les souvenirs et avec eux une certaine idée du Liban.
« Je ne regrette rien de ce que j’ai fait, je regrette cette affreuse situation dans laquelle nous sommes et qui nous oblige à prendre ce genre de décision. On m’a souvent répété la phrase suivante : “Ne pense pas au passé, c’est douloureux. Ne pense pas au futur, c’est angoissant”. Moi, je vais mourir l’esprit tranquille. » Puis il confie, en s’excusant presque : « Je suis très désolé, bien sûr… » Et Hoda Maroun de rappeler, avec sa belle énergie contagieuse : « Nous fermons le restaurant, mais nos cuisines continuent à fonctionner pour le catering. » Et pour nos papilles nostalgiques.
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commentaires (13)
Miam miam des souvenirs de péchés de gourmandise
Wlek Sanferlou
10 h 25, le 23 août 2019