À défaut d’un entretien en face à face et comme peu de photos d’elle circulent sur le net, afin de mener à bien ce portrait de Randa Mirza, il a fallu se fier à sa voix avec laquelle on a rendez-vous par téléphone ce matin-là. Cette voix qu’on découvre d’abord grave et aggravée, car encore un peu endormie, et qui oblige à tendre l’oreille le temps que le café dans lequel elle pioche fasse son effet. Cette voix tantôt gris fumée comme celle des cigarettes sur lesquelles elle tire à chaque hésitation, et tantôt gourmande lorsqu’elle aborde non sans une pointe de délectation son enfance rebelle, et son comportement gouailleur « qui laissait toujours à désirer ». Cette voix à la fois charbonnée comme le goudron chaud des autoroutes qu’elle dévalait sur sa moto « que j’ai dû longtemps cacher parce qu’une fille à moto au Liban, vous savez… » et puis soyeuse comme le mistral qui enveloppe Marseille où elle a élu résidence depuis 2013. Une voix trouble, troublée et donc forcément troublante, miroir de sa féminité revue et corrigée, puissante, sereine et affranchie des codes. Duelle, donc, mais jamais double, et où la rigueur de son français trébuche parfois sur les « r » roulés de son Liban natal.
Se construire
Randa Mirza confirme d’emblée l’intégralité de ces impressions quand elle dit : « Je me suis construite sur une dualité », faisant référence bien sûr au grand écart Beyrouth-Marseille qui lui sied bien car « à Marseille, quand je plonge dans la mer, je ne me sens vraiment plus loin de la maison ». Mais à mesure que la conversation avance, on devine que l’artiste évoque également le chantier de sa construction personnelle, « face à ce désir constant de me féminiser, de me faire porter des jupes et de me faire rentrer dans les rangs, ou sinon de cacher certains signes extérieurs révélateurs de quelque chose de gênant aux yeux de la société. Je pense particulièrement au moment où je me suis rasé la tête, ça avait provoqué un tollé autour de moi », se souvient celle qui, bien des années plus tard, tentera de déchiffrer les passerelles secrètes qui lient genre, sexe et corps par le biais de On Sex and Gender. Son projet, qui avait créé une sorte de choc sismique lors de son exposition au Beirut Art Center en 2013, proposait une série d’images de son castelet de corps transgenres, « que j’avais faits, défaits et refaits en mêlant les corps de deux individus de sexes différents grâce à des technologies photographiques », jusqu’à faire tomber dans leur désarmante nudité les dérisoires frontières entre féminin et masculin. Dans le sillon de ces anatomies fantasmées, modelées à la force de son imagination libre et sans bornes, Randa Mirza semble avoir toujours préféré au prêt-à-photographier les images qu’elle adonne à la baguette magique de sa créativité échevelée. De fait, si elle avoue s’être d’abord égarée sur les voies d’une photographie stricto sensu, portant aux nues les œuvres de Martin Parr ou Nan Goldin (qu’elle découvre au cours de ses études en publicité à l’ALBA), la réceptrice du prix No Limit aux Rencontres photographiques d’Arles en 2006 raconte s’en être vite détachée, « en réalisant que ce qui m’intéressait était la construction d’une image, en usant la photographie comme outil. Surtout qu’aujourd’hui, avec la démocratisation de la technologie qui avance à grands pas, tout le monde peut devenir photographe dans une certaine mesure. Ce n’est pas ce que je recherche ».
Trouver des clefs…
Depuis, son œuvre, où l’on devinait au départ une légère intervention de sa part, prend un tour différent lorsque Mirza présente le frappant Parallel Universe (2006-2008). Pour cette série d’images poussées aux limites d’une absurdité déroutante, voire même dérangeante, l’artiste mi-joueuse et mi-batailleuse avait manipulé des images des guerres de 1975 et 2006 en y intégrant des éléments visuels totalement importuns, passants interloqués, clichés de touristes asiatiques ou fumeurs de narguilé, car « je n’ai jamais aspiré à combattre l’avènement du numérique, au contraire, j’ai accepté la transition et j’ai tenu à l’intégrer dans mon travail », répète-t-elle. En allant même jusqu’à s’incruster sur l’une des images où on la voit, télécommande à la main, sur fond d’une image insoutenable d’un enfant fauché par le massacre de Cana. L’artiste se fait à la fois captatrice, actrice et spectatrice, explorant ainsi le fil ténu séparant le faux du vrai, et invitant dans le même temps l’audience à repenser leur rapport à l’image. De la sorte, et après avoir appris à négocier avec le chapitre de la guerre à travers son projet Beirutopia qui interrogeait l’imaginaire de « ma ville que je ne parvenais pas à photographier », Randa Mirza semble saisir dans chacun de ses projets une clef lui permettant de solder son compte avec des chapitres de son passé laissés en suspens. En ce moment, les Rencontres photographiques d’Arles accueillent son exposition solo El-Zohra Was not Born In a Day (préalablement montrée à la galerie Tanit à Beyrouth) à travers laquelle l’artiste explique avoir eu « l’idée de revenir sur les mythes fondateurs de l’Arabie, cette mémoire collective oubliée, effacée et manipulée par des systèmes de domination qu’il me fallait adresser d’urgence car c’est tout un pan d’une histoire qui est dissimulée ». Pour interroger et mettre en lumière ces récits empreints d’aniconisme, dont L’année de l’éléphant, Les dieux de Noé, Vénus et les anges Harut et Marut, l’artiste, qui a plus d’un tour dans son sac, a choisi cette fois de mettre en place une série de fascinants dioramas, ces dispositifs semblables à des théâtres de poche « qui m’ont permis d’aborder cette question grave par le biais d’une porte d’entrée subtile. » D’ailleurs, à la manière de ces dioramas ludiques et énigmatiques, quand Randa Mirza retrouve Waël Kodaih derrière les platines du projet visuel Love Revenge qui, tournant en Europe et dans le monde arabe depuis 2014, détricote les poncifs de la féminité orientale, elle choisit de se mettre en scène sous le nom de La Mirza. Elle qui n’est chaque fois, comme disait Verlaine, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre…
* « El-Zohra Was not Born In a Day » de Randa Mirza, produite en collaboration avec la galerie Tanit et AFAC (Arab Fund for Art and Culture), à la Commanderie Sainte-Luce, Arles, France, dans le cadre des Rencontres photographiques d’Arles, jusqu’au 25 août 2019.
30 juillet 1978
Naissance à Beyrouth, Liban.
1982
Premier souvenir d’enfance de l’invasion israélienne
de Beyrouth.
2005
Médaille d’or aux Jeux de la francophonie (Niger).
2006
Prix No Limit aux Rencontres
photographiques d’Arles ; la guerre de 2006 éclate alors qu’elle est en résidence d’artiste sur l’île de Suomenlinna
en Finlande.
2013
Déménagement à Marseille.
2015
Collaboration avec Waël Kodaih sur le concert visuel « Love and Revenge » tourné en Europe
et dans le monde arabe
depuis quatre ans.
2019
Exposition individuelle aux
Rencontres d’Arles.
http://galeriecherifftabet.com/fr/alterner-home/
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