Il y a comme un air de déjà-vu dans la nouvelle feuille de route présentée par le ministère de l’Environnement dirigé par Fady Jreissati, autour de la gestion des déchets ménagers, pour discussion en Conseil des ministres. Une feuille de route sur deux étapes (2019-2020 et 2020-2030) transmise à la présidence du Conseil des ministres le 3 juin en vue d’être soumise au comité ministériel chargé de l’environnement, avant d’être discutée en Conseil.
En gros, ce document de deux pages avec annexes prévoit, dans une étape préliminaire, la création, l’aménagement ou l’agrandissement de décharges dans des sites anciens ou nouveaux, la réhabilitation ou la construction de centres de tri et de traitement, l’instauration d’un système de récupération et de tri qui permette, est-il écrit, « de ne plus enfouir que 20 % des déchets d’ici à 2030 », en harmonie avec une stratégie de gestion des déchets qui reste à élaborer dans les trois mois à venir. Surtout, cette feuille de route prévoit des études d’impact environnemental pour deux incinérateurs dont les emplacements sont précisés : l’un au sud de Beyrouth, à la centrale de Jiyé ou de Zahrani, et l’autre au nord, à la centrale de Deir Ammar. Le document (dont L’OLJ a pu consulter une copie) souligne l’urgence d’agir, puisque la décharge de Bourj Hammoud-Jdeidé sera saturée fin juillet (prématurément, rappelons-le), et que celle de Costa Brava, en cours d’agrandissement, le sera en 2022 au plus tard (ce sont les deux sites qui desservent le Grand Beyrouth depuis 2016). Le plan du ministère ne se limite cependant pas au Grand Beyrouth, puisqu’il porte sur l’intégralité du territoire.
Le document doit encore être discuté par les ministres, et certains sites proposés de décharges font déjà grincer des dents dans les milieux politiques et populaires. On voit en effet des revenants comme la décharge de Naamé, qu’on propose de rouvrir, celle de Bourj Hammoud, qu’on propose d’agrandir, d’autres comme Hbaline (Jbeil) ou Srar (Akkar), qui ont fait l’objet de campagnes d’opposition des riverains… Comment, dans ces conditions, le ministère conçoit-il la réussite d’un plan dont les ingrédients sont similaires à tant d’autres qui ont échoué ?
(Lire aussi : Odeurs nauséabondes sur le Grand Beyrouth : quand s’attaquera-t-on aux racines du problème ?)
Rouvrir Naamé, agrandir Bouj Hammoud
Selon une source proche du dossier, on ne peut continuellement innover, les solutions disponibles étant connues et limitées. Elle souligne que l’enfouissement reste la solution privilégiée à court terme, étant donné le risque de voir les déchets envahir de nouveau la rue, ajoutant que les modifications qui doivent être apportées au système prennent leur temps et que mieux vaut ne pas les faire sous la pression.
Qu’en est-il des bombes à retardement qui ponctuent le document, comme la proposition de rouvrir la décharge de Naamé, sujet on ne peut plus sensible ? Ou encore comme l’agrandissement de Bourj Hammoud contre lequel la résistance s’organise déjà ? Pourquoi engager le pays dans des débats dont l’issue est connue à l’avance ?
« Le ministre de l’Environnement a déjà entamé des contacts avec diverses forces politiques, leur faisant savoir qu’elles peuvent proposer d’autres sites, souligne la source. Mais il nous fallait proposer des sites pour ne pas proposer un document présentant des trous, et pour lancer le débat. Dans le cas de sites comme Srar, il n’y a pas lieu d’avoir une résistance pareille à celle de 2015, puisqu’il ne s’agit pas de l’utiliser pour les ordures d’autres régions. »
Selon cette source, beaucoup de sites choisis sont des décharges actuelles à réhabiliter, d’autres des décharges en construction à l’initiative de certaines organisations internationales, ou opérationnelles, ou encore des terrains repérés à la faveur de recherches effectuées dans le cadre du plan de gestion de 2006 (qui n’a pas vu le jour).
(Lire aussi : En odeur d’insanité, l'éditorial d'Issa GORAIEB)
Les incinérateurs, une affaire tranchée ?
Dans le cadre de cette feuille de route, il est recommandé de confier, à terme, la collecte et le traitement aux municipalités, laissant la solution définitive (enfouissement, incinération…) aux mains des autorités centrales. Le document se fonde « sur un formulaire envoyé en 2018 aux municipalités concernant la gestion des déchets, qui n’a récolté que 30 % de réponses, montrant un besoin de solutions de traitement final centralisées ». Ce qui va à l’encontre de la vision de nombre de militants, qui préconisent des solutions plus décentralisées, l’alternative ayant montré ses limites à travers les années.
Sans surprise, les incinérateurs avec récupération d’énergie sont cités comme la solution à long terme (ils figurent dans la politique du gouvernement depuis plusieurs années), avec un appel au Conseil du développement et de la reconstruction, qui reste chargé des études et des appels d’offres des décharges et usines, à effectuer des études d’impact environnemental pour deux sites « dont les emplacements ont été précisés, car il est impossible d’effectuer de telles études sans cela », précise la source précitée. À savoir que dans un tweet, le leader druze Walid Joumblatt a déjà rejeté l’idée d’un incinérateur à Jiyé.
La question de l’installation des incinérateurs semble donc bien tranchée puisqu’elle est citée – sans aucune alternative – comme solution à long terme dans cette feuille de route. « Ce n’est pas le cas, déclare néanmoins la source. Nous avons demandé ces études d’impact précises justement pour étudier l’adaptation de cette technologie au cas libanais, afin de donner au débat une tournure plus scientifique. Mais nous pourrions en conclure que d’autres solutions sont préférables. »
Les incinérateurs sont contestés par une large faction de la société civile pour leur coût exorbitant et les craintes liées à la pollution qu’ils peuvent générer, en cas d’utilisation défectueuse. La municipalité de Beyrouth, qui fait cavalier seul depuis 2016 – comme l’y autorise désormais la loi –, projette d’en installer un et fait face à une farouche opposition.
(Lire aussi : À Berbara, la plage a meilleure mine après l’opération #SaveOurFace)
Le tri à la source et les mécanismes financiers
Les principes du tri à la source et de la réduction des déchets produits à la base (avec l’objectif de 20 % de déchets enfouis à l’horizon 2030), ainsi que la réhabilitation des anciens dépotoirs, sont cités dans la feuille de route sans de plus amples précisions. Interrogée sur la question, la source précitée affirme qu’un dialogue est engagé avec les municipalités et les sociétés de collecte pour instaurer un système viable.
Les municipalités, justement, ont été jusqu’ici incapables de s’impliquer efficacement dans la gestion des déchets, dans leur grande majorité, en raison des dettes accumulées envers les sociétés privées, collectées directement de la Caisse autonome des municipalités, les privant de ressources précieuses. En annexe de la feuille de route, on trouve un projet de loi sur les mécanismes financiers relevant de la loi sur la gestion des déchets ménagers (datant du 10 octobre 2018). Parmi les articles de ce projet de loi, il en existe un qui échelonne les dettes des municipalités et détermine un plafond de 40 % de paiement de ces dettes, variant suivant les moyens des conseils municipaux. Des informations font état d’un refus du ministre des Finances d’accepter une exemption totale des dettes des municipalités, suggérée notamment par le député Neemat Frem.
Ce projet de loi évoque également la possibilité d’imposer des taxes ainsi que des motivations financières, qui seraient suggérées par le ministère de l’Environnement, afin de financer ce plan d’action.
Quelles sont les chances qu’un tel plan aboutisse et que soit, ainsi, évitée une nouvelle crise des déchets ? Outre les difficultés intrinsèques déjà citées, le pays ne semble pas être sorti de la logique des plans d’urgence qui le régissent depuis plus de vingt ans. Dans ce secteur fortement marqué par des soupçons d’inefficacité et de corruption, il est très probable que le manque de confiance continuera de régner, alors même que le temps manque déjà.
Lire aussi
Journée de nettoyage des plages : rencontre avec une jeunesse mobilisée et... désabusée
F. Jreissati : Nous aspirons à traiter 80 % et à n’enfouir que 20 % des déchets
Pour mémoire
Le ministre de l’Environnement lance la campagne annuelle de nettoyage du littoral
le ver dans le fruit ? mais quel fruit ? dites plutot que le ver est dans nos ames et nos corps !
13 h 04, le 14 juin 2019