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Culture - L’artiste de la semaine

Sirine Fattouh saute dans le vide

C’est une motarde. Et une rêveuse. Une artiste anticonformiste et une jeune femme extrêmement sensible aux autres, à leur vécu, leur mémoire, leurs histoires qui imprègnent ses œuvres conceptuelles.

Sirine Fattouh. Michel Sayegh

À la galerie Letitia (Hamra), où elle présente 5 œuvres récentes élaborées dans 5 médiums différents (dessin, sculpture, photomontage, vidéo et installation en néon), Sirine Fattouh arrive son casque de motarde à la main. Elle réarrange d’une main rapide sa coupe courte. Et, souriante, sereine, le visage ouvert, elle se prête au jeu de l’interview. Derrière elle, collée sur un pan de mur, une série d’aquarelles sur papier au style naïf et enfantin semble faire écho à ses paroles. Reproduisant des bribes de ses rêves et de ses souvenirs d’enfance, ces scènes oniriques décrivent un fécond état d’entre-deux, entre sommeil et veille, songes et désirs... Qui pourraient d’ailleurs porter à penser que les nuits de cette « grosse rêveuse » sont plus chargées que ses jours.

Du risque et des rêves

L’artiste trentenaire, qui avoue s’adonner pour la toute première fois au dessin, assure qu’« il n’y a pas d’art sans prise de risque ». C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles elle a intitulé son exposition « In The Middle of a Leap Into The Void » (Au milieu d’un saut dans le vide). « Parce que j’y présente des pièces réalisées dans une sorte de total lâcher-prise, sans appréhension du jugement et des préjugés de ceux, notamment, qui persistent à vouloir m’enfermer dans le cadre de théoricienne de l’art », explique-t-elle. Une étiquette que cette « docteure » en art, curatrice, chercheuse et enseignante ne renie pas pourvu qu’elle n’occulte pas ce qu’elle est intrinsèquement : une artiste multidisciplinaire qui n’aime rien tant qu’explorer, à sa manière, c’est-à-dire librement mais toujours portée par une grande sensibilité aux autres, des thématiques sociologiques, ethnologiques, historiques… En effet, toute la pratique artistique de cette jeune femme longiligne et au regard bienveillant est infusée de l’intérêt qu’elle porte aux autres. En particulier « aux personnes qui n’ont pas de place, qui n’ont pas de voix », insiste-t-elle. À l’instar de ces femmes dont elle avait recueilli les témoignages de succès ou de regrets dans un projet vidéo réalisé en 2008 et intitulé « Perdu/Gagné ».

« J’avais sillonné le pays de fond en comble pour interviewer 100 femmes d’âges, de communautés et de milieux socioculturels différents, et leur poser une seule question : « Qu’avez-vous, dans votre vie, perdu ou gagné? » Beaucoup m’ont confié leur désir d’émancipation et m’ont raconté leur statut de femmes mariées ou célibataires. Certaines ont parlé de la pauvreté et des problèmes du quotidien. D’autres, au Sud, ont surtout évoqué la guerre. J’en ai composé une œuvre (présentée au BAC l’année suivante) révélant des strates de l’histoire contemporaine mais à travers les voix féminines. »

Artiste féministe donc ? La réponse fuse nette et claire : « Je réfute toute étiquette d’artiste engagée ou militante. Même si au niveau personnel, je suis évidemment féministe. Puisque, comme je le dis souvent à mes étudiants, j’aspire à l’égalité à tous les niveaux entre les hommes et les femmes, rien de plus, rien de moins ! »

Didjeridoo et peinture

On l’aura compris, Sirine Fattouh déteste les classifications, les catégorisations, les cloisonnements. Libre dans sa tête, cette véritable anticonformiste carbure aux rencontres. La première qui l’a « façonnée » dit-elle, a été celle de l’art conceptuel, au Musée d’art contemporain de Genève (MaMco), en Suisse où sa famille avait trouvé refuge durant le dernier épisode de la guerre. « J’avais 14 ans et je me souviens avoir été fascinée par ce rapport à l’espace, ce vide et ces œuvres, absolument non illustratives, qui soudain nous interrogent ». Cet art non décoratif envahit dès lors le champ de son imaginaire. Il s’exprimera dans la peinture symbolique à laquelle elle s’adonne aussitôt. Un an plus tard, de retour au Liban, c’est la rencontre avec un musicien et peintre français installé à Beyrouth, Olivier Gredzinski, avec qui elle peint et joue du didjeridoo (instrument de musique aborigène) dans des concerts de rue et à la fête de la Musique, qui confortera son attrait pour l’univers artistique. Le bac en poche, elle s’inscrit à la Sorbonne, « dont l’école des arts (Centre Saint-Charles) avait, après Mai 68, complètement rompu avec l’académisme des beaux-arts de Paris ». Dans cet environnement extrêmement libre, dominé par les performances et les pratiques conceptuelles, l’étudiante venue de Beyrouth s’émancipe très vite et s’illustre par sa féconde créativité. Ce qui lui vaut l’obtention d’une allocation de recherche pour faire son doctorat ainsi qu’en parallèle, à tout juste 25 ans, un poste d’enseignante en arts plastiques et sciences de l’art à la Sorbonne. Elle y enseigne durant une décennie, puis rejoint le Centre Pompidou, où elle est commissaire d’exposition auprès de Christine Macel et Catherine Grenier durant un an avant de rentrer à Beyrouth. « Une ville que j’aime, mais qui m’envahit, me détruit, m’étouffe et me ronge… », avoue celle qui se dit marquée à vie par l’atmosphère anxiogène et cloisonnée de la capitale libanaise de son enfance. Sans doute l’une des raisons qui l’ont menée à orienter sa pratique artistique sur des thèmes en rapport avec la mémoire fragmentée, ses vacillements et ses illusions, mais aussi le rapport à la ville et évidemment à l’histoire... à travers les petites histoires des gens. Une pratique toujours orientée vers les autres, dans une véritable recherche, au-delà de la surface des choses, de points de rencontre, de dialogue et d’échanges, ouverts et libres. Dans l’espoir que son travail ne se borne pas à trôner silencieusement dans de prestigieuses collections privées et muséales (à l’instar de la collection Nadour et du Musée Maxxi de Rome) mais qu’il attise aussi la réflexion, le débat, le questionnement chez ceux qui le reçoivent.

En raison des circonstances…

Ainsi, il y a deux ans, elle n’a pas craint d’affronter les foudres des galeristes et autres organisateurs d’événements culturels lors de son intervention sur l’agenda culturel de L’Orient-Le Jour du 30 avril 2017. « Je m’étais inspirée des encarts qui avaient paru dans ce même quotidien aux premiers jours de la guerre de 1975 pour annuler ou reporter les événements culturels en cours à l’époque. Et j’avais repris la formule “Avis. En raison des circonstances…” en l’accolant aux expositions, concerts et spectacles de 2017 pour replonger le lecteur dans la mémoire de la guerre et l’interpeller sur le fait qu’on vit une forme de guerre qui n’est pas la même que celle des années 1970-1980, mais dont il faut cependant prendre conscience…» martèle-t-elle, tandis qu’une brève lueur d’inquiétude traverse son regard. Lumineux, malgré tout.

In The Middle of a Leap Into The Void, jusqu’au 10 août. Letitia Gallery, Saroulla Tower, Hamra.

4 janvier 1980

Naissance à Beyrouth.

1989

Départ pour Saint-Julien-

en-Genevois.

1993

Retour au Liban.

2000

Obtention du bac et départ pour Paris pour faire des études en art.

2004

Entrée aux beaux-arts de Cergy.

2005

Elle termine son DEA à Paris 1 Panthéon Sorbonne. Première de promo. Elle obtient une allocation de recherche et, en parallèle, elle commence à enseigner dans la même université les arts plastiques et sciences de l’art.

2008

Tournage dans tout le Liban du projet « Perdu/Gagné ».

2010-2011

Commissaire d’exposition auprès de Christine Macel et Catherine Grenier au Centre Pompidou.

2015

Soutenance de sa thèse

de doctorat à l’Institut

du monde arabe.


http://galeriecherifftabet.com/fr/alterner-home/



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