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Liban - Événement

Avec Samir Frangié, le temps de l’optimisme, coûte que coûte

Hommages en série hier à l’USJ à la mémoire de l’ancien député à l’occasion de la publication de sa biographie, rédigée par son compagnon de route Mohammad Hussein Chamseddine.

De gauche à droite sur la photo : Mohammad Hussein Chamseddine, Youssef Béchara, Bruno Foucher et Sélim Daccache. Photos Michel Sayegh

Samir Frangié n’a jamais travaillé en solitaire. Convaincu que l’empathie, à défaut d’être le moteur de l’histoire, était néanmoins sans doute celui de l’humain, il ne pouvait concevoir l’action politique autrement que dans l’altérité. Le politique, conçu comme espace au service de la cité et du citoyen, n’avait que faire des tours d’ivoires et des ego suprématistes : il était naturellement un espace associatif de communion, de partage, de foisonnement intellectuel. Des échanges et des différences pouvaient naître parfois des débats passionnés, voire de grosses colères, le bey retrouvant pendant quelques instants fugaces sa superbe zghortiote, mais les résultats étaient le plus souvent fructueux, et l’engagement était toujours au service de la collectivité ; point de place pour le temps politicien, les enjeux de pouvoirs, les intrigues sordides de la cour autour de petits roitelets éphémères. L’idée du bien commun, bien au-delà du temps du conflit, était toujours maîtresse du jeu. Seule la durée comptait. Il fallait restaurer la politique et ses valeurs, la sauver de sa propre déliquescence en lui rendant tout son sens et toute sa noblesse. Samir Frangié était le chevalier-servant de cette entreprise – et là où d’autres que lui y voyaient une utopie vouée à se briser sur les rocs invincibles de l’inéluctable défaite, il travaillait avec réalisme, patience, écoute, capacité de synthèse et détermination pour réaliser ses objectifs, comme une fourmi, consciente d’appartenir à une colonie dont le devenir est en jeu.

C’est autour du souvenir bien vivant de cet homme-là – appartenant à une race particulièrement rare et définitivement en voie de disparition aussi bien au Liban que dans le monde – qu’une assemblée émue, une « famille » d’élection soudée par la culture du lien chère au grand disparu s’est retrouvée hier pour rendre une fois de plus hommage, autour du lancement de la biographie que lui a consacré (en arabe) son inséparable compagnon de route, Mohammad Hussein Chamseddine, aux éditions L’Orient des livres, sous le titre très évocateur du Temps de Samir Frangié.


(Lire aussi : Samir Frangié par Samir Frangié)


L’abnégation du camarade-biographe
Née d’une volonté commune, au lendemain de la disparition de Samir des suites d’une longue maladie en avril 2017, de raconter son histoire, l’initiative de cette biographie est le témoignage de fidélité d’un cercle d’amis très restreint autour d’Anne Mourani Frangié, son épouse, qui deux années durant s’est réuni avec la régularité d’un métronome pour perpétuer son legs dans un Liban plongé dans le populisme, les replis sectaires et la médiocrité du débat politique.

Une entreprise titanesque pour Mohammad Hussein Chamseddine, quasi-frère jumeau de Samir, qui a dû s’éclipser intégralement et faire abstraction totale de son « moi » pour écrire ce qui ressemble beaucoup plus à une autobiographie post mortem qu’à une biographie stricto sensu. Rarement modestie, générosité et abnégation eurent autant de sens ; ainsi est faite l’amitié inoxydable des métaux purs.

L’ouvrage fouillé d’un peu plus de 300 pages a été l’occasion d’organiser hier au campus de l’innovation et du sport de l’Université Saint-Joseph (rue de Damas) une table ronde avec la participation, autour de l’auteur, de l’ambassadeur de France Bruno Foucher, de l’évêque maronite émérite d’Antélias et chef spirituel du Rassemblement de Kornet Chehwane, Mgr Youssef Béchara, et du recteur de l’Université Saint-Joseph, le père Sélim Daccache. Le journaliste Georges Ghanem, également prévu au panel, s’est excusé pour des raisons de santé. L’amphithéâtre a fait salle comble, et un par un les invités de marque se sont retrouvés pour célébrer la mémoire du compagnon de route, de l’adversaire politique honorable (Samir Frangié savait maintenir ses relations amicales au-delà de la contingence des querelles politiques), du collègue journaliste ou de l’ami attentif et fidèle. Parmi les présents, au sein d’une assistance civile et transcommunautaire à l’image de ce que Samir percevait dans la foule multicolore du 14 mars 2005, se trouvaient ainsi le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt et son épouse Nora, M. Mohammad Sammak représentant le Premier ministre Saad Hariri, l’ancien Premier ministre Fouad Siniora, Hassan Husseini représentant l’ancien président de la Chambre Hussein Husseini, Lama Salam représentant l’ancien Premier ministre Tammam Salam, les députés Marwan Hamadé, Tony Frangié et Michel Moawad, les anciens ministres Hassan Rifaï, Michel el-Khoury, Boutros Harb, Bahige Tabbara, Tarek Mitri, Melhem Riachi, Raymond Arayji, Ghazi Aridi, Chakib Cortbaoui et Achraf Rifi, ainsi que les anciens députés Farès Souhaid, Élias Atallah, Michel Pharaon, Salah Honein et Mansour el-Bone.


(Lire aussi : La vision juste de Samir Frangié)


Itinérant pour le Liban
« Samir nous manque. » Donné d’emblée par Hind Darwiche, le ton n’est pas au recueillement ni à la tristesse, mais à l’espoir. Le Temps de Samir Frangié promis par Mohammad Hussein Chamseddine n’a que faire des lamentations. Il est fait de l’optimisme et de l’espoir caractéristique de celui dont « l’immortalité est honorée ». L’éditrice évoque « les senteurs de printemps » pressenties par Samir Frangié à la veille du 14 février 2005, et oppose le « Liban-message » du « vivre-ensemble » du grand disparu aux « temps du désespoir », le présent pervers et décoloré que dénonçait la formule de feu le patriarche Sfeir.

Fidèle à elle-même, Anne Frangié porte la flamme incandescente de son époux. En quelques mots d’amour, elle salue « la grande famille » qui a encore une fois fait acte de fidélité à la pensée de Samir, celui qui, né à Ehden, Zghortiote de cœur, Beyrouthin d’esprit, appartenait à chaque recoin du pays, qu’il arpentait pour aller à la rencontre de l’autre différent et tenter de l’écouter, de le comprendre, de le reconnaître dans sa différence. Dans un monde où les identités se recroquevillent sur elles-mêmes pour mieux s’entrechoquer, Samir croyait au pouvoir de l’identité plurielle, du dialogue et de la culture du lien. Dans sa vision du monde, les appartenances pouvaient interagir harmonieusement et s’épanouir en paix au sein du même terreau national, assène-t-elle, en martelant que l’essentiel est, pour rester fidèle à la pensée de son mari, de continuer à brandir son optimisme comme porte-étendard face à l’effroi et au désespoir ambiant. Elle annonce dans la foulée la création de la Fondation Samir Frangié, dont la mission sera de perpétuer son message.


(Pour mémoire : Samir Frangié, un peu plus qu’une rencontre)


À l’école des jésuites
Suivant à prendre la parole, Sélim Daccache est magistral. Saluant la mémoire de celui qui a su « nous sortir du cocon communautaire vers l’action nationale » et de l’apôtre de la « révolution tranquille », le père Daccache évoque le parcours de Frangié, l’élève indocile du collège Notre-Dame de Jamhour, puis l’étudiant révolté à gauche de l’École des lettres, avant de devenir chargé de cours, compagnon de route et conseiller de feu Sélim Abou – le recteur-résistant de l’USJ sous l’occupation syrienne – et figure shamanique pour la jeunesse estudiantine de l’époque. De cette collaboration entre les deux grands disparus doit naître encore un projet fondamental, une anthologie du vivre-ensemble, dont la direction a aujourd’hui été confiée au professeur Antoine Courban, a noté le père Daccache ; une œuvre qui devrait ouvrir du reste la voie à « l’établissement d’un Observatoire libanais du vivre-ensemble ou d’une Chaire Samir Frangié pour le vivre-ensemble », a-t-il souligné. Le recteur de l’USJ évoque en quelques mots la vision universelle de Frangié, qui sépare le monde entre deux camps : celui du dialogue et du refus de la violence face à celui de la violence, de l’extrémisme et du rejet de l’autre. « Réaliste », jamais rêveur, Samir Frangié a œuvré pour l’émergence d’un sentiment national et le désamorçage de la haine symbolique et du langage des armes, par la diffusion d’une culture de paix et d’entente, noyau d’une culture citoyenne, explique-t-il, convaincu qu’aucune composante ne peut vivre seule et que seul le vouloir-vivre ensemble peut donner un sens à la vocation du Liban.


(Pour mémoire : La force de Samir Frangié)


Dans l’esprit du pape François
« Pour triompher, le mal n’a besoin que de l’inaction des gens de bien », aimait à répéter Samir Frangié, citant Edmund Burke. L’idée de la prégnance d’une échelle de valeurs morales, des valeurs humanistes était pour lui indissociable de l’action politique. C’est sur cette idée que clôture son intervention Sélim Daccache. Mais c’est aussi elle qui constitue le fil conducteur de l’allocution puissante de Mgr Youssef Béchara, l’un des guides spirituels de Samir Frangié en ce bas-monde. Youssef Béchara évoque ainsi la filiation naturelle entre Frangié et Martin Luther King dans leur apologie commune de la non-violence, faute de quoi, « à défaut de vivre comme des frères, nous allons tous mourir comme des idiots ». « Il était mû par ce mariage entre la vraie culture et la politique noble, avec la pensée des Lumières et la dévotion d’un missionnaire », affirme Mgr Béchara, qui évoque ensuite le combat national souverainiste de Samir Frangié, dans un esprit rassembleur, pour le bien commun et l’unité nationale, loin du sectarisme et du populisme. Mohammad Hussein Chamseddine fera écho à cela quelques instants plus tard par cette phrase magique, provoquant un tonnerre d’applaudissements : « Partout, il a su gagner les cœurs et les esprits sans jamais franchir le seuil des instincts grégaires. » Comme Sélim Daccache, Youssef Béchara clôture son allocution sur l’humanisme de Samir Frangié et sur l’actualité de ses appels, ses textes, ses valeurs, qui ne sont autres que celles prônées aujourd’hui par le pape François, notamment à travers l’acte fondateur de la déclaration d’Abou Dhabi sur la fraternité humaine avec le cheikh d’al-Azhar, Ahmad el-Tayyeb. En cela, Samir a été un précurseur, et constitue un modèle à suivre pour les hommes politiques aujourd’hui, dit-il, en se fondant sur une longue citation de Saint François-Xavier.


(Pour mémoire : Quelles leçons retenir de Samir Frangié ?)


« Une grande perte » pour la France
Mais le témoignage le plus puissant reste sans doute celui de Bruno Foucher, l’ambassadeur de France, dont le pays avait décoré Samir Frangié de l’ordre national de la Légion d’honneur au grade de commandeur peu avant sa disparition. Évoquant la mémoire de Samir « un homme de conviction, sûr de ses opinions », qui « n’a jamais transigé avec ses choix », M. Foucher mentionne l’influence notable de l’anthropologue René Girard sur le basculement de Samir du temps de la guerre à celui de la non-violence et du vivre-ensemble. « Ce combat pour le vivre-ensemble, Samir Frangié le mènera toute sa vie. Homme de paix, il consacre toute son énergie à réussir la réconciliation des Libanais après la guerre civile. Il bénéficie du soutien du patriarche Sfeir dans cette lutte. Je souhaite ici rendre hommage à ce grand patriarche que nous venons de perdre et qui, avec Samir Frangié, a su si bien incarner ce Liban tolérant, ce Liban ouvert, ce Liban fier de sa diversité », dit-il. Énumérant ensuite les actes fondateurs de Samir Frangié – Kornet Chehwane, le Forum démocratique ou l’Appel de Beyrouth 2004 – sur le chemin du printemps de Beyrouth, M. Foucher indique que l’Appel de Beyrouth qui, placé sous le signe de la réconciliation pour l’unité, suscita lors de sa publication l’ire du régime sécuritaire libano-syrien, avait provoqué un « choc salutaire » qui rappelle « aux Libanais que leur force réside dans leurs différences, alors que l’occupant, autoritaire et arbitraire, n’accepte aucune forme de contestation de son autorité ». « Je suis l’ambassadeur d’un pays que Samir Frangié a très bien connu et beaucoup aimé. Samir Frangié avait, en effet, un attachement tout particulier pour notre pays. (…) Sa mort a été pour nous une grande perte. Samir Frangié s’est posé en rassembleur, fort de ses convictions et désireux de bâtir un Liban indépendant, riche de ses différences. Son message me semble plus que jamais d’actualité, alors que beaucoup de Libanais que je rencontre sont en proie aux doutes », ajoute Bruno Foucher.

Et l’ambassadeur de clôturer : « La situation économique d’abord les inquiète. Le Liban connaît aujourd’hui un ralentissement économique sans précédent. Il n’est cependant pas seul et nous avons pour but de l’aider à relancer son économie grâce, entre autres, au processus CEDRE. Mais il faut, pour que nous réussissions dans notre entreprise, que les autorités libanaises s’engagent dans un processus profond de réformes comme elles s’y sont engagées, notamment dans la dernière déclaration ministérielle. Cela est pour nous une priorité, car nous souhaitons contribuer à rendre l’espoir aux jeunes de ce pays. La situation régionale est, également, un facteur d’inquiétude alors que les tensions sont de plus en plus vives entre les États-Unis et l’Iran, et que de nombreux pays de la région sont en proie à la violence. Ces inquiétudes ne doivent pas amener les Libanais vers le repli communautaire. La force des Libanais, à l’heure de la mondialisation, est leur ouverture au monde et à l’Autre. »

Les temps de Samir Frangié ne sont certes pas les « temps funestes » actuels, décrits par feu le patriarche Sfeir, pas celui des sectarismes, des populismes, des néonationalismes et des suprématismes. Mais ils appartiennent forcément à demain – et aux générations qui sauront reprendre son legs en main, avec le cœur et la raison. Comme le note d’ailleurs Mohammad Hussein Chamseddine dans sa conclusion : à travers tous ses actes, toutes les initiatives et toutes les idées dont il a été à l’origine, « Samir a présenté ses lettres de créance au club des Immortels. Il ne reste plus à chaque personne concernée que d’en prendre acte et d’agir en conséquence… ».



Pour mémoire

L’hommage à Samir Frangié, celui qui avait « la pureté du diamant »

La Révolution tranquille de Samir Frangié, ou l'apprentissage de la paix

Salon du Livre francophone : L’hommage à Samir Frangié...

Samir Frangié, celui qu’on n’a pas envie de laisser partir...

Venu trop tôt, parti trop vite

Samir Frangié n’a jamais travaillé en solitaire. Convaincu que l’empathie, à défaut d’être le moteur de l’histoire, était néanmoins sans doute celui de l’humain, il ne pouvait concevoir l’action politique autrement que dans l’altérité. Le politique, conçu comme espace au service de la cité et du citoyen, n’avait que faire des tours d’ivoires et des ego...

commentaires (1)

À bien regarder dans cette photo, on voit les mêmes tètes, les mêmes visages, de ceux qui ont applaudi Nassib Lahoud et Samir Frangieh, leur ont donné tant d’espoir et aussi beaucoup d’amertume et de tracas, à tel point qu’au même moment où ils ont coulé le 14 mars et dynamité ses fondements, ils leur ont inoculé une maladie incurable qui a eu raison d’eux. Paix à ton âme Samir et aussi à celle de Nassib qui furent inséparables dans leur combat pour la grandeur du Liban. Georges Tyan

Lecteurs OLJ 3 / BLF

06 h 20, le 30 mai 2019

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Commentaires (1)

  • À bien regarder dans cette photo, on voit les mêmes tètes, les mêmes visages, de ceux qui ont applaudi Nassib Lahoud et Samir Frangieh, leur ont donné tant d’espoir et aussi beaucoup d’amertume et de tracas, à tel point qu’au même moment où ils ont coulé le 14 mars et dynamité ses fondements, ils leur ont inoculé une maladie incurable qui a eu raison d’eux. Paix à ton âme Samir et aussi à celle de Nassib qui furent inséparables dans leur combat pour la grandeur du Liban. Georges Tyan

    Lecteurs OLJ 3 / BLF

    06 h 20, le 30 mai 2019

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