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Liban - Hommage

Samir Frangié par Samir Frangié

Il y a deux ans, le 11 avril 2017, disparaissait l’homme politique et intellectuel Samir Frangié, l’un des principaux artisans du printemps de Beyrouth, au terme d’une lutte de trois décennies contre le cancer. « À la fin, nous nous souviendrons non pas des mots de nos ennemis, mais des silences de nos amis », disait Martin Luther King, figure-référence pour Samir. Son silence pèse très lourd dans le climat actuel de désolation politique. Pour le prouver, il suffit de se replonger dans les deux textes ci-dessous, plus que jamais d’actualité, et porteurs, en dépit de la maladie et face au désespoir, à la haine et à la violence, d’un véritable souffle de vie et d’espérance.

M.H.G.


41 ans après, il est temps de changer

41 ans après le 13 avril 1975, nous vivons toujours dans la crainte d’une reprise de la guerre, avec un État qui ne parvient même plus à assurer la continuité de ses institutions, une économie fragilisée par la crise avec les pays du Golfe et les mesures financières adoptées contre le Hezbollah, un chômage en progression et une crise sociale qui s’aggrave de jour en jour.

41 ans après le 13 avril 1975, les partis communautaires qui ont mené la guerre sont toujours au pouvoir, paralysant l’action de l’État qui s’est retrouvé, à cause de la corruption et du clientélisme pratiqués au nom de la « défense des droits communautaires », incapable d’assurer les besoins les plus élémentaires de sa société, comme en témoigne la crise des déchets.

41 ans après le 13 avril 1975, la culture de la violence et de l’exclusion qui repose sur l’opposition entre « eux » et « nous » est toujours dominante. Elle génère une violence qui menace désormais l’ensemble de la région et commence à s’étendre à l’Europe et à l’Afrique.

Pour tourner la page de ces 41 années de guerres chaudes et froides, la bataille à mener est culturelle avant que d’être politique. Nous ne pourrons faire face à la culture de la violence et de l’exclusion qui est aujourd’hui largement dominante que si nous lui opposons une autre culture, une culture de la paix et du vivre-ensemble.

Il nous faut pour cela sortir de nos ghettos communautaires jalousement gardés par les partis de la guerre, refonder notre vivre-ensemble aux conditions de l’État, et non plus aux conditions de nos différentes communautés, et jeter les bases d’un État civil où la loi qui est l’expression de la volonté générale est la même pour tous, où la justice est indépendante du pouvoir politique, où le citoyen peut choisir de n’être plus régi par un statut personnel religieux, mais civil, où la religion n’est pas instrumentalisée à des fins politiques, où la femme n’est plus victime de mesures discriminatoires...

Ce changement ne peut pas être l’œuvre de la classe politique empêtrée dans ses luttes pour le pouvoir. Il ne peut être initié que par les forces nouvelles qui commencent à émerger au niveau de la société civile et qui, contrairement aux partis traditionnels, fonctionnent sur un mode horizontal et décentralisé qui permet une meilleure expression du ras-le-bol d’une large frange de la population.

Les cartes politiques dont elles disposent sont importantes, à commencer par l’accord de Taëf qui, s’il avait été mis en application, aurait mis fin à la communautarisation de la vie politique et ouvert la voie à l’établissement d’un État civil, et la résolution 1701 des Nations unies qui prévoit la reprise par l’État du monopole de la force qu’il avait perdu avec l’accord du Caire en 1969.

Reste pour ces forces de la société civile à réfléchir à de nouvelles formes d’action nécessairement non violentes, basées sur des valeurs qui relèvent de la relation à l’autre, comme la solidarité, l’entraide, l’empathie...

Le vivre-ensemble est devenu aujourd’hui une condition à notre survie. « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots. »

41 ans après le 13 avril 1975, cette phrase de Martin Luther King que j’ai souvent citée demeure d’une actualité brûlante.

Samir Frangié, « L’Orient-Le Jour », 13 avril 2016


De nouvelles valeurs pour un autre Liban

Nous sommes aujourd’hui, ici et dans le monde, à un tournant de l’histoire, porteur de tous les dangers.

Dans le monde, le rêve d’une mondialisation plus humaine s’est estompé avec le renforcement des inégalités, la concentration des richesses, le recul de la classe moyenne, engendrant de graves problèmes politiques qui menacent à terme la démocratie. À cela s’ajoutent les dangers que provoquent le réchauffement climatique, l’élévation du niveau des mers, la raréfaction de l’eau, etc. et qui remettent désormais en question la survie même de la planète.

Dans le monde arabe, le rêve d’une transition démocratique amorcée avec le printemps arabe a pris fin avec la répression sanglante menée par le régime syrien qui a entraîné la relance d’un conflit vieux de plusieurs siècles opposant sunnites et chiites et le réveil de rêves impériaux appelés à alimenter la violence, du rêve de l’Iran de redonner vie à un empire perse qui s’étendrait des côtes de la Méditerranée à l’Asie centrale, à celui d’Erdogan de faire de la Turquie l’héritière de l’empire ottoman, ou encore celui de Poutine de redonner à la Russie son rôle de protectrice des minorités en Orient...

Au Liban, le rêve d’un changement pacifique amorcé avec le printemps de 2005 s’est heurté à l’opposition violente des partisans de la Syrie et au retour en force des crispations communautaires qui ont bloqué le fonctionnement des institutions de l’État.

Le compromis auquel sont parvenues les forces politiques avec l’élection présidentielle a certes contribué à freiner l’effondrement de l’État, mais son coût est élevé, car le Liban se retrouve, sans même l’avoir choisi, dans le giron de l’Iran.

Pour pouvoir jeter les bases d’un réel changement, ce compromis doit se fonder sur une démarche qui ne relève pas de la politique, mais de la morale : il nous faut rompre avec la culture de la violence que nous partageons, sans même en avoir conscience, avec les extrémistes de tous bords que nous cherchons à combattre.

Nous partageons avec eux le refus de la diversité qui est le propre des sociétés humaines, diversité sociale, culturelle, religieuse, ethnique, linguistique...

Nous partageons avec eux cette « peur de l’autre » qui justifie les replis sur soi et légitime le recours à la violence.

Nous partageons avec eux le fait d’avoir détourné la religion de sa fonction essentielle qui est d’apprendre aux hommes à vivre ensemble et en paix pour l’instrumentaliser à des fins politiques.

Nous partageons avec eux cette vision binaire d’un monde divisé en deux camps, le camp du bien auquel nous appartenons nécessairement, et le camp du mal qui regroupe tous nos adversaires.

Cette rupture nous permet de refonder notre vivre-ensemble sur de nouvelles valeurs. À la haine, l’égoïsme, la cupidité, l’arrogance, devraient se substituer la solidarité, le don, la gratuité, l’empathie, la non-violence... Ces nouvelles valeurs, déjà fortement présentes dans les innombrables actions altruistes que mène la société civile, devraient nous permettre de redonner vie à cette expérience unique du vivre-ensemble que le Liban a connue et qui prend aujourd’hui avec la violence qui ravage notre région et s’étend à l’Europe et à l’Afrique une dimension nouvelle.

Cette rupture avec la culture de la violence, dominante depuis plus d’un demi-siècle déjà, ne relève pas d’un choix politique, mais d’une nécessité de survie, le Liban pouvant difficilement rester en marge des conflits de la région alors même qu’un parti représenté au gouvernement est engagé dans la guerre aux côtés du régime syrien et que plus d’un million et demi de Syriens ont déjà trouvé refuge au Liban.

Cet appel pour une nouvelle culture s’adresse à tous les Libanais, même à ceux qui continuent de croire en la vertu de la violence et commencent seulement aujourd’hui à découvrir le coût exorbitant de leur choix.

Il est grand temps, après toutes ces années de violence, de mesurer le bénéfice insoupçonné que pourrait nous procurer la non-violence.

Samir Frangié, « L’Orient-Le Jour » – 17 janvier 2017



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