En grandissant, j’ai développé un intérêt particulier à l’égard des personnes âgées. J’habite un immeuble de Beyrouth où il ne reste plus qu’un des vieux loyers. La locataire, passé quatre-vingts ans me semble-t-il, espérerait presque que sa vie s’achève avant qu’on ne la mette à la porte, tel le présagent les mises en demeure qui assaillent son palier. Pourtant, comme cela me plaît, cette lenteur désuète qu’elle insuffle à nos vies qui se bousculent, cette douceur jaunie, encapsulée dans une ville folle où les vieux apparaissent, tristement, comme des parias de la société, des boulets si j’ose dire, à l’antipode du mythe du vieillard érigé sur le piédestal de sa sagesse.
En s’oubliant elle-même...
Alors, si mon œil repère ma brinquebalante voisine, arrimée à sa canne, dans le hall d’entrée ou dans la rue, c’en est fait, rien ne peut m’en dérober. Je me prends à devenir ces parents obsessionnels qui, sachant les enjeux de la parentalité ainsi que les besoins fondamentaux de l’enfant, s’ahurissent de l’enfant d’autrui qui erre seul dans la rue, s’endort au restaurant, grognon et blême, sort la tête d’une fenêtre de voiture ou emprunte l’ascenseur sans y être accompagné. Et, comme eux, je me récrie : « Mais qu’est-ce qu’elle peut bien faire ici, maintenant et toute seule ? Elle est folle ! » Ce n’est pas sa place, au supermarché du coin dont elle a attendu l’heure du remballage pour s’y aventurer, à la tombée de la nuit. Elle remplit son caddie de ce qui reste dans les rayonnages comme fruits et légumes rejetés, tomates éclatées, oignons explosés, se tord en deux jusqu’à s’en fêler la frêle colonne vertébrale, pour une piètre botte de persil, oubliée dans le fond, qu’elle cisèlera soigneusement pour un taboulé à son petit-fils.
Personne ne lui propose de l’aider quand elle sort, microscopique escargot harnaché de sacs qui doivent faire trois fois son poids. Je me demande même si on la voit. Ce n’est pas sa place, coquette et flageolant sur des talons en dépit de sa scoliose, tourneboulée par la grossièreté des clients à la banque, un lundi matin. J’ai peur que ne l’écrasent ces sauvages qui ne manquent pas de la doubler dans la file, pestant, la toisant, parce qu’elle ne sait pas employer le distributeur de coupons. Elle est venue récupérer sa maigre retraite de veuve d’officier, juste à temps pour les fêtes. Dans une succession de pas circonspects, ses jambes marbrées de veines la porteront dans les boutiques du quartier où elle fera un petit geste à chacun, sans exception, en s’oubliant elle-même.
Ma petite dame aux urgences
Ce n’est pas sa place, au milieu de cet emmêlement de ruelles exiguës et mal asphaltées, effleurée par les passants pressants et les mobylettes qui zigzaguent, sifflent, ricanent, en trouvant drôle qu’elle panique, ma petite dame, dans cet abominable jeu d’épreuves qui consiste à la mener de la maison à la pharmacie. Ce n’est pas sa place, trempée à se tordre par les bourrasques de ce décembre impitoyable, qui se chamaille avec un parapluie de traviole, agrippée à son sac, inquiète de rater la messe où elle s’agenouillera, arthrose ou pas, en confiant ceux qu’elle aime à des cieux qui semblent, aussi, lui tourner le dos. Ce n’est pas sa place, ma voisine qu’un soir, très tard, je découvre étendue aux urgences où j’accompagnais un ami qui avait trop bu. La peau si blanche qu’on la penserait vidée de son sang, la tête enrubannée dans un pansement. « La faute à ce nouveau parquet que mes enfants viennent de m’installer ! » rie-t-elle, sonnée, mais rattrapée par un élan de dignité qui l’empêche d’admettre que sa tête la fait souffrir. Qu’elle crève de douleur. Et puis, dans un excès de zèle, inapproprié, perçant de politesse et qui me chiffonne le cœur, elle me fait promettre de ne pas appeler sa famille aux États-Unis. « Je vais bien, je ne veux surtout pas les inquiéter », jure-t-elle, et elle préfère attendre, sur son brancard, qu’un résident daigne la conduire à la salle d’imagerie par résonance magnétique. Je voudrais tant la prendre dans mes bras, lui dire que tout ira bien, quoiqu’elle joue les même pas mal, on aurait dit un oisillon tombé du nid. Et je me dis, à ce moment, qu’une fois traversée la frontière de la vieillesse, on dégringole dans une enfance désarmante.
Ce n’est pas sa place, le lendemain, comme si de rien n’était, maquillée et endimanchée, couchée au pied de son vieux sapin qu’elle aura passé des journées à déguiser avec les mêmes babioles. Je la regarde, seule et esseulée, elle converse avec son ami imaginaire, lui raconte la table qu’elle a dressée, les enfants qui débarqueront, les cadeaux qui se dépiauteront, les rires qui consoleront la solitude de son quotidien.
Ce n’est pas sa place car, cette année aussi, ils ne viendront pas…
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commentaires (3)
Très beau et tellement émouvant. Joyeux Noel à tous et specialement aux personnes qui sont seules.
Nadine Naccache
12 h 11, le 17 décembre 2018