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Lifestyle - Disparition

Karl Lagerfeld, l’homme pour qui le passé n’existait pas

Et puis, finalement, l’homme obsédé par le personnage de Faust – dans toutes ses versions et sous toutes ses coutures – n’avait pas vendu son âme au diable. Karl Lagerfeld est mort hier matin, mardi 19 février, transporté en urgence à l’hôpital américain de Neuilly. Il avait déjà exigé de partir sans funérailles : « Plutôt mourir ! »

La disparition de Karl Lagerfeld, ici en 2004, endeuille l'univers de la mode dont il était le Kaiser. Photo Philippe Wojazer/ Reuters

C’était un dur, Karl Lagerfeld. La parfaite personnification du teuton, exigeant, discipliné et qui s’infligeait d’abord à lui-même la rigueur qu’il attendait des autres. À une époque où l’industrie de la mode voyait sombrer ses icônes les unes après les autres, à commencer par le rival et double inversé de Lagerfeld, Yves Saint Laurent, emporté par l’usure de l’alcool et des drogues, ou John Galliano qui a connu sa propre descente aux enfers, celui qu’on appelait le Kaiser continuait, apparemment sans frémir, à produire jusqu’à 17 collections par an, pour Fendi, pour sa marque éponyme et évidemment pour Chanel, sans compter ses projets de photographie, ses clips liés à l’histoire de Coco Chanel ou les nombreux ouvrages consacrés à ses diverses activités (mais jamais autobiographiques : « Je ne suis pas un homme du passé, insistait-il, le passé n’existe pas. »)


Volonté de fer et silhouette « improvisée »
En 2000, Karl Lagerfeld se contraint à perdre en un an près de la moitié de son poids de l’époque (102 kg pour 180 cm) pour, dit-il, pouvoir porter les créations de Hedi Slimane pour Christian Dior homme. Enfin réconcilié avec son image de « gros » qui le fait souffrir, il fait aussitôt de son régime un succès de librairie en collaboration avec le Dr Jean-Claude Houdret qui en a établi le protocole. Ce régime, dit Spoonlight, n’est au fond qu’un régime classique, à base de protéines (sauf viande rouge), de légumes et d’un minimum de glucides et de matières grasses. La seule magie de son efficacité vient de la volonté de fer de Lagerfeld, volonté, endurance, persévérance qui sous-tendront toujours son art et son élégance avec ce mot d’ordre : « Il ne faut pas que la difficulté se voie derrière la beauté qui doit toujours paraître légère et spontanée. Le public ne doit jamais voir les contraintes », disait le créateur qui affirmait tenir cet aphorisme de sa mère, une femme réputée sévère, qu’il citait souvent.

Avec sa nouvelle silhouette, Karl Lagerfeld, qui affectionnait auparavant lavallières et éventails, se crée un nouveau personnage : cheveux blancs serrés en catogan, lunettes noires (voir plutôt qu’être vu, et surtout cacher ce regard de « bon chien » des myopes !), chemises amidonnées Hilditch & Key, faux cols rigides, grandes cravates ornées d’une épingle précieuse, pantalons slim, en jeans ou cuir noir, mitaines en cuir. Cette panoplie le structure et lui permet de rester, sinon éternellement jeune, du moins inoxydable. Dès lors, il devient son propre produit dérivé et semble aux yeux de tous si désincarné, chosifié, réduit à une image, qu’on le croit immortel. « Je suis une improvisation totale », disait-il à ce propos.


(Lire aussi : Karl Lagerfeld : Formules choc et polémiques)


Talents précoces et parcours indépendant
Enfant, Karl Lagerfeld révèle un talent précoce pour le dessin et se jette éperdument dans la lecture. En 1949, il accompagne sa mère, qui travaille dans le domaine de la lingerie de luxe, au défilé de Christian Dior où se révèle, dans l’émerveillement, sa vocation. Il commence à dessiner des modèles et remporte, en 1954, le concours Woolmark, ex aequo avec Yves Saint Laurent. Il est aussitôt recruté par Balmain, passe chez Jean Patou en 1959 et décide de prêter son talent en mercenaire, des capitales d’Europe au Japon. En 1963, il dirige la création chez Chloé où il reste 20 ans. En 1965, il entre parallèlement chez Fendi dont il crée le logo et dirigeait encore les collections jusqu’à sa mort. Mais la grande affaire de sa vie est évidemment Chanel où il est nommé, en 1983, directeur artistique pour l’ensemble des collections haute couture, prêt-à-porter et accessoires. La marque est alors confinée, pour survivre, dans les parfums et les produits de beauté, et l’arrivée de Lagerfeld est son ultime chance de survie. La maison appartient aux frères Wertheimer qui ont l’intelligence de donner au créateur une liberté totale. Visionnaire, Karl Lagerfeld sait qu’il faut « en jeter » pour convaincre les foules et joue à fond la carte du prestige absolu. « Quand j’ai été appelé à la direction artistique de Chanel, dit-il en substance, c’était la Belle au bois dormant », une image qui en dit long sur sa vision du potentiel de la maison qui ne demandait qu’à être réactivé.


(Pour mémoire : Kaia et Karl, une collaboration transgénérationnelle)


Chanel, comme une production hollywoodienne
Metteur en scène de génie, Karl Lagerfeld orchestre pour Chanel des défilés qui ressemblent à de grandes productions. Les thèmes des collections, souvent empruntés à l’univers de Coco Chanel, sont toujours mis en scène dans des décors époustouflants, le lieu parisien fétiche du directeur artistique étant le Grand Palais, sinon toutes sortes de lieux insolites. Ainsi de la collection croisière 2007-2008 qui a été présentée sur le tarmac de l’aéroport de Santa Monica où était stationné, prêt à décoller, un jet privé siglé Chanel. Au Grand Palais, on a vu pour le printemps-été 2008 un modèle gigantesque de l’iconique veste en tweed qui jouait les totems sous la verrière. Pour le prêt-à-porter automne-hiver 2008, le décor était un manège enchanté. Pour la saison suivante, ce fut une reproduction grandeur nature de l’immeuble du 31 rue Cambon. Et puis décor champêtre pour la belle saison 2010 avec une ferme réelle, son foin et sa cabane. Pour l’automne-hiver 2010-2011, une banquise avait été réalisée avec des blocs de glace transportés de Suède. Le thème de l’avion est revenu pour le printemps-été 2012 avec un cockpit qui accueillait les invités et un couloir de circulation transformé en podium. En vrac, on citera aussi un décor minéral entre quartz et améthystes, un champ d’éoliennes véritables, un gigantesque globe terrestre, une ville futuriste, l’intérieur d’un ordinateur, une galerie d’art contemporain, un supermarché, un jardin exotique avec une flore hallucinante, un casino, un quartier de Paris façon film noir, la reproduction des ateliers Chanel, un Palais des glaces, une fusée avec rampe de lancement qui donnait à la fin l’impression de décoller, le mont Olympe, la tour Eiffel, les gorges du Verdon, les roseraies de Versailles, une promenade dans une forêt automnale… Aucun détail n’est laissé au hasard, et c’est là la force de Karl Lagerfeld : le sens du détail poussé à l’extrême.


Hudson
Depuis quelques années, à la fin de chaque défilé Chanel, Karl apparaît pour le salut final traditionnel accompagné d’un enfant. Il s’agit de Hudson Kroenig, auquel s’adjoint depuis quelques saisons son petit frère Jameson. Hudson est le filleul du créateur, et les deux garçons sont les enfants de Brad Kroenig, sublime mannequin qui fait partie des rares modèles masculins de Chanel. « Je déteste la laideur, confie Karl Lagerfeld, elle me déprime. » Aussi, s’entoure-t-il des plus belles créatures, parmi lesquelles Baptiste Giabiconi et Sébastien Jondeau, son assistant personnel.


(Pour mémoire : Karl Lagerfeld "déteste" Merkel et menace d'abandonner la nationalité allemande)


Choupette
Autre « pilier » de la vie de Karl Lagerfeld, sa célèbre chatte Choupette. Le sacré de Birmanie âgé de 8 ans accompagnait partout son « papa » tel que désigné dans le compte Instagram @choupettesdiary. Comme il n’est pas question de flemmarder quand on est une Lagerfeld, Choupette gagne sa vie en faisant des pubs et possède son propre compte en banque sur lequel s’alignent plusieurs millions d’euros. Elle a sa propre femme de chambre et mène une vie de star.


De l’amour
La rivalité de Karl Lagerfeld avec Yves Saint Laurent a fait couler beaucoup d’encre, mais elle a toujours été teintée d’estime réciproque. Le compagnon le plus célèbre, 18 ans durant et sans doute le seul amour de la vie de Karl Lagerfeld, a été Jacques de Bascher, dandy sulfureux avec lequel il aurait pourtant entretenu une relation platonique. « Il était le Français le plus chic que j’aie connu », disait de lui le créateur. Beauté, élégance, culture, humour, mais aussi sexe et drogue, le pilier des backrooms de Paris meurt du sida en 1989 à 38 ans, veillé par Lagerfeld, après avoir été l’amant sadique d’Yves Saint Laurent qu’il a entraîné dans sa chute. Karl Lagerfeld n’a jamais fait mystère de son homosexualité qu’il a toujours vécue en toute sérénité, grâce notamment à sa mère qui aurait répondu à ses questionnements, alors qu’il n’était même pas pubère : « Ce n’est pas un sujet, pas plus que ne l’est la couleur des cheveux. » De quoi lui épargner le placard pour le restant de ses jours.


(Lire aussi : La vie de Lagerfeld en quelques dates)


De la mode et de la mort
Malade depuis plusieurs mois, Karl Lagerfeld, apparu publiquement lors des collections Chanel 2018, avait inquiété par sa démarche hésitante et sa silhouette amaigrie. Pour la première fois de sa carrière, en janvier dernier, il ne s’était pas présenté au final de la haute couture Chanel printemps-été 2019, accentuant les rumeurs sur la gravité de son état. Sa disparition laisse un gouffre dans le paysage international de la mode. On lui reconnaîtra d’avoir racheté pour le compte de Chanel les ateliers d’artisans les plus raffinés de Paris et d’avoir consacré à leur savoir-faire des collections à part entière. On lui doit d’avoir contribué à faire de la mode l’un des beaux-arts, n’en déplaise à Pierre Bergé qui n’y voyait qu’un art mineur. Mais on lui reprochera d’avoir prôné l’anorexie et réduit à des mensurations irréalistes la taille des mannequins.

À la mort de Johnny Hallyday, à la question de savoir s’il souhaitait pour lui-même des funérailles grandioses à la Madeleine, il avait répondu avec humour : « Oh non, pas d’enterrement, plutôt mourir ! » Karl Lagerfeld souhaitait déjà être incinéré et que ses cendres soient mêlées à celles de sa mère. « Il ne faut pas dramatiser son cas, soulignait-il, des millions de gens sont morts et meurent tous les jours. On est là et puis on n’est plus là, c’est tout. Je ne savais déjà pas ce qui existait avant ma naissance, alors, après ma mort, qu’importe. »


Succession
Hier, parmi les noms des éventuels successeurs de celui que ses innombrables fans considèrent déjà comme irremplaçable, courait, entre autres, le nom de Pheobe Philo, ancienne directrice artistique de Céline. Or, la maison Chanel n’a pas laissé planer le suspense trop longtemps, et l’on sait Lagerfeld trop bien organisé pour laisser planer le moindre doute après son départ : c’est Virginie Viard, la discrète directrice d’atelier de Chanel, bras droit du Kaiser depuis ses années Chloé, qui lui succède si l’on peut dire au pied levé.

C’était un dur, Karl Lagerfeld. La parfaite personnification du teuton, exigeant, discipliné et qui s’infligeait d’abord à lui-même la rigueur qu’il attendait des autres. À une époque où l’industrie de la mode voyait sombrer ses icônes les unes après les autres, à commencer par le rival et double inversé de Lagerfeld, Yves Saint Laurent, emporté par l’usure de l’alcool...

commentaires (3)

""sans compter ses projets de photographie,"" C’est court pour décrire un facette importante de son génie !!! Je ne sais plus, s’il a encore sa galerie de photographies rue de Seine à Paris. L’avenir dira s’il était un excellent photographe que dessinateur. Pardon de vous le rappeler, Le grand Karl était aussi un bibliophile. Sa grande bibliothèque, avec ses quelques dizaines de milliers d’ouvrages (excusez du peu), qu’il transformait souvent en studio pour ses prises de vues... Un grand nous quittait. Adieu l'artiste.

L'ARCHIPEL LIBANAIS

03 h 08, le 20 février 2019

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Commentaires (3)

  • ""sans compter ses projets de photographie,"" C’est court pour décrire un facette importante de son génie !!! Je ne sais plus, s’il a encore sa galerie de photographies rue de Seine à Paris. L’avenir dira s’il était un excellent photographe que dessinateur. Pardon de vous le rappeler, Le grand Karl était aussi un bibliophile. Sa grande bibliothèque, avec ses quelques dizaines de milliers d’ouvrages (excusez du peu), qu’il transformait souvent en studio pour ses prises de vues... Un grand nous quittait. Adieu l'artiste.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    03 h 08, le 20 février 2019

  • ""Enfin réconcilié avec son image de « gros » qui le fait souffrir, il fait aussitôt de son régime un succès de librairie …"" La bouffe non, mais boulimique de travail sans ""être la parfaite personnification du teuton"", je vous cite. D’où sa déclaration : « Un régime est le seul jeu où vous gagnez en perdant ». Gagner en perdant !

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    02 h 57, le 20 février 2019

  • ""Karl Lagerfeld, l’homme pour qui le passé n’existait pas"" Titre peut paraître énigmatique, que Lagerfeld même insaisissable, avec ce propos choc, comme il en a l’habitude « Je n’ai ni remord ni regrets. Je suis amnésique du passé ». Jamais cette déclaration au pied de la lettre ! Seul son travail au présent comptait. Mais alors, quand il parlait de son art, il lui est arrivé de parler d’anciennes modes, d’anciennes collections, d’anciens couturiers, ou le rappel d’ancien contexte politique en lien avec la politique d’accueil de la chancelière.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    02 h 55, le 20 février 2019

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