Corruption, transferts d’armes, rapprochement de circonstance… Dans la guerre au Yémen, tous les moyens sont bons pour tenter de gagner du terrain face à l’ennemi. Dans une longue enquête sortie la semaine dernière par la chaîne américaine CNN, la coalition menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis est pointée du doigt pour avoir transféré des armes de fabrication américaine à des milices yéménites et à el-Qaëda dans la péninsule Arabique (AQPA). Une méthode ayant pour objectif d’« acheter la loyauté de milices ou de tribus, de renforcer les acteurs armés choisis et d’influencer le complexe paysage politique » au Yémen, ont indiqué des experts à la chaîne. Les images filmées par les journalistes montrent notamment des véhicules blindés MRAP envoyés depuis Beaumont, au Texas, à destination d’Abou Dhabi alignés non loin de la ville portuaire de Hodeida et portant l’inscription « Alwiyat al-Amalqa » (Brigade des géants), nom d’une milice yéménite composée majoritairement de combattants salafistes. Suite au rapport de CNN, le porte-parole de la coalition, le colonel Turki al-Malki, a « fermement démenti ces accusations et souligné l’engagement des pays de la coalition à faire face à la prise de contrôle illégale au Yémen par les houthis, en plus d’affronter de manière décisive d’autres groupes terroristes tels que l’État islamique et el-Qaëda dans la péninsule Arabique », a rapporté samedi dernier l’agence de presse saoudienne SPA. Lancée en mars 2015, la coalition dirigée par Riyad et Abou Dhabi appuie militairement les forces du président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi face aux rebelles houthis, soutenus par Téhéran. Les éléments publiés par la chaîne américaine posent un double problème pour les dirigeants de la coalition : les liens entretenus avec AQPA d’une part et le transfert d’armes en provenance d’un pays allié, les États-Unis, à une organisation terroriste d’autre part. En plus d’appuyer la coalition contre les houthis, Washington mène une guerre féroce contre les jihadistes au Yémen, impliquant l’envoi de forces spéciales au sol pour conseiller les combattants locaux dans leur lutte contre AQPA tandis que les raids aériens se sont intensifiés sous l’administration de Donald Trump.
Ce n’est toutefois pas la première fois que des éléments pointant du doigt la nature ambiguë des liens entre la coalition et les milices liées à el-Qaëda sont mis en lumière dans la presse. Le 6 août 2018, l’agence Associated Press avait déjà révélé l’existence d’accords secrets entre des combattants d’el-Qaëda et la coalition. Cette dernière n’hésite pas à négocier leur départ de villes stratégiques à coups de billets, en les laissant fuir avec leurs équipements ou encore en les invitant à rejoindre les rangs de la coalition. Selon l’enquête de l’AP, les militants d’el-Qaëda se sont notamment retirés en 2016 de la ville portuaire de Moukalla, capitale de l’émirat autoproclamé de l’organisation terroriste, et des provinces d’Abyane et de Chabwa en échange de compensations financières et de l’intégration de certains combattants au sein du groupe Ceinture de sécurité, composé de milices d’Aden et appuyé par Abou Dhabi. Ces accusations ont été fermement niées par les dirigeants de la coalition.
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Objectif commun
Derrière ces relations ambiguës se cache un objectif commun à AQPA et à la coalition : combattre les rebelles houthis. « Lorsque la coalition dirigée par l’Arabie saoudite est entrée en guerre pour la première fois en 2015, elle s’est retrouvée à combattre aux côtés d’AQPA sur certains fronts », rappelle Elisabeth Kendall, chercheuse en études arabes et islamiques à l’université d’Oxford, contactée par L’Orient-Le Jour. « Ce n’était pas tant par intention ou par coopération active. C’était plutôt parce qu’ils partageaient un ennemi commun, les houthis, et un objectif commun, repousser ce qui était perçu comme une influence de l’Iran », nuance-t-elle.
Téhéran est dans la ligne de mire de Riyad et Abou Dhabi qui cherchent à contrecarrer à tout prix l’expansion iranienne dans la région, dont les houthis sont un instrument à leurs yeux. Pour AQPA, porteur d’une idéologie salafiste jihadiste, le combat contre les rebelles est cristallisé par la lutte de pouvoir régionale entre sunnites et chiites. Les houthis sont de confession zaïdite, branche du chiisme qui n’obéit toutefois pas au velayet e-faqih prôné par la République islamique. La lutte contre les houthis et la faiblesse du gouvernement yéménite ont aidé AQPA à monter en puissance sur le terrain en multipliant les relations avec les leaders de tribus locales. Formée en 2009, cette filiale d’el-Qaëda dans le Golfe a connu une ascension fulgurante à partir de 2015 et réunit entre 6 000 et 7 000 hommes, selon les chiffres des Nations unies. AQPA est aujourd’hui considéré comme la branche la plus dangereuse de l’organisation terroriste, revendiquant de multiples attaques tant dans la région qu’à l’étranger – AQPA ayant notamment perpétré la meurtrière attaque contre Charlie Hebdo en 2015. Le lancement de la coalition pro-Hadi au Yémen en 2015 a ensuite « permis de créer un espace opérationnel idéal » pour l’organisation terroriste, explique Michael Horton, chercheur à la Jamestown Foundation, dans un article intitulé « Combattre la longue guerre : l’évolution d’el-Qaëda dans la péninsule Arabique » dans l’édition de janvier 2017 de la revue CTC Sentinel. « AQPA a agi de manière décisive pour combler le vide laissé par le démantèlement des forces armées yéménites et de ses structures étatiques limitées. Bien qu’AQPA ne tienne plus ouvertement de territoires, l’influence de l’organisation et sa portée opérationnelle s’étendent à une grande partie du sud du Yémen », écrit-il. L’organisation a également su s’imposer contre les jihadistes de l’État islamique, qui ont tenté de se présenter comme une alternative à AQPA au moment où ils avaient le vent en poupe dans toute la région. L’EI est toutefois en perte de vitesse depuis 2016 au Yémen, n’ayant pas adopté la même stratégie que son rival qui tend à s’immiscer dans le tissu social local pour garder la mainmise sur les territoires conquis.
(Repère : Face aux rebelles au Yémen, des groupes très hétéroclites)
Fluidité sur le terrain
Le poids d’AQPA sur le terrain s’est révélé utile pour la coalition d’un point de vue militaire, mais il l’a mise face à ses contradictions politiques. Selon Mme Kendall, « lorsque la guerre s’est prolongée et que le pouvoir et l’influence d’AQPA ont augmenté, la coalition a commencé à se concentrer sur la lutte active contre l’organisation ». « Les EAU ont établi des milices locales dans le sud, non seulement pour lutter contre AQPA, mais aussi pour dégrader l’organisation en attirant des moujahidines actuels et potentiels dans leurs propres milices », poursuit l’experte, avant d’ajouter que « cela démontre la fluidité de nombreux fantassins sur le terrain ».
Face aux critiques, Riyad et Abou Dhabi ont répété à plusieurs reprises leur objectif de lutter contre le terrorisme. Peu après les révélations d’AP, un commandant émirati a déclaré au quotidien britannique The Independent qu’« el-Qaëda court désormais et se cache ». « Nous les avons privés de leurs refuges, de leurs sources de financement et de leurs bassins de recrutement. La coalition a été implacable dans sa poursuite du groupe, grâce aux 30 000 forces yéménites que nous avons formées et équipées pour les affronter », a-t-il souligné. « L’opération de lutte contre el-Qaëda restera en place et nous resterons au Yémen jusqu’à ce qu’AQPA soit brisé », a-t-il martelé. « Par conséquent, bien qu’il semble à première vue que la coalition coopère avec AQPA, il s’agit en réalité de sous-traiter AQPA et de coopter ses potentiels collaborateurs », indique Mme Kendall.
Autant d’éléments qui soulèvent de nombreux questionnements sur l’avenir du conflit yéménite alors que les relations entre les différents acteurs sur le terrain sont fluctuantes et que leurs agendas sont divergents. AQPA cherche à consolider ses liens avec les tribus locales en se présentant comme un rempart face aux houthis pour consolider son assise au sol. Riyad souhaite pour sa part sortir d’une guerre dans laquelle il est enlisé depuis près de quatre ans et fait aujourd’hui face à l’intensification des pressions internationales depuis le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi en octobre dernier. Les Nations unies et les ONG ne cessent de tirer la sonnette d’alarme alors que le coût humain du conflit s’élève à plus de 50 000 morts, selon les estimations les plus pessimistes. Abou Dhabi dispose d’une influence au sol dans le sud du pays, entraînant et finançant différentes factions, et chercherait, selon certaines versions, à encourager un plan de sécession, bien que ses objectifs restent flous. Par conséquent, « la vraie question est maintenant de savoir dans quelle mesure les milices soutenues par les EAU sont fidèles à la coalition et ce qu’il arrivera à ces hommes bien entraînés et fortement armés après la guerre », s’interroge Mme Kendall, avant de conclure qu’« il est tout à fait possible que certains d’entre eux fassent plus tard cause commune avec AQPA ».
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en fait ces memes pratiques sont communes a toutes les parties prenantes - TOUTES - & dans tous les pays de la region. on ne voit pas pourquoi y donner plus d'importance s'agissant des USA ?
13 h 54, le 16 février 2019