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Culture - Théâtre

Wajdi Mouawad appuie là où ça fait mal... et il insiste

Après l’immense succès de « Tous des oiseaux », présentée à l’automne 2017, qui était la première création de Wajdi Mouawad en tant que directeur du théâtre La Colline, plusieurs de ses précédents spectacles poursuivent leur tournée, comme le solo « Inflammation du verbe vivre », qui s’inscrit dans une grande aventure théâtrale autour des tragédies de Sophocle.

« Inflammation du verbe vivre », de Wajdi Mouawad. Photo Simon Gosselin

Marqué par le décès de Robert Davreu, son traducteur attitré des pièces de Sophocle, Wajdi Mouawad, à la fois auteur, metteur en scène et comédien, invite à une réflexion poétique sur la perte : la perte de l’autre, mais surtout la perte de soi, dans un contexte où les sirènes du suicide semblent être l’ultime recours. Après l’incommunicabilité inhérente à l’altérité dans Tous des oiseaux, c’est cette fois un exil intérieur qui aimante le texte Inflammation du verbe rire du dramaturge d’origine libanaise.

Le comédien entre seul sur une scène obscure, il fixe le public – qui, lui, est éclairé – pendant de longues minutes : un renversement de perspective inconfortable.

« Tout a commencé par une porte. Un matin, au mitan de la seconde décennie du XXIe siècle, par mauvais temps, et en proie à un tourment qui ne disait plus son nom, un homme, répondant au nom de Wahid, est sorti de sa maison et a refermé cette porte derrière lui. » Wajdi Mouawad incarne son alter ego, Wahid (le seul ou l’unique en arabe), et met en scène une épopée de l’échec qu’il décline à plusieurs niveaux. « Est-ce qu’on pourrait annuler ? » lance celui qui est dans une impasse créatrice et n’arrive pas à monter Philoctète. Il ne croit plus en son texte ni en son public : « Il n’y a plus personne, les spectateurs sont partis. » Cette mise en abyme troublante se superpose à un blocage familial pour celui qui quitte femme et enfants : « Je ploie, il faut sauver mon âme. » À ses enfants, incarnés par Aimée et Ulysse Mouawad dans le rôle de la fillette au puzzle et du bébé au bain, il adresse un courrier déchirant : « Mes chers enfants, je pars, je sais, cela est irréparable. »

Le suicide est ouvertement revendiqué avec un cynisme impitoyable : « Je me suis pendu à la corde de mes révoltes (...) Je n’ai pas eu l’intention de me rater. Mais j’ai peur de retomber sur moi. Dans l’incertitude, m’adresser à vous, vous qui êtes morts. »

Le public est régulièrement pris à partie, en tant que « grande communauté des morts » qui accompagne Wahid dans son odyssée réflexive postvitam. Quelques interventions saugrenues allègent l’atmosphère : « Victor Hugo est-il dans la salle ? »


(Lire aussi : Stanislas Nordey : Tout geste artistique doit prendre le risque de l’échec)


L’illusion d’un dialogue

Si le comédien est seul sur scène, ses interlocuteurs sont nombreux : Sophocle, Louise Labbé, Jorge Luis Borges, mais aussi des jeunes gens suicidaires, des oiseaux... L’illusion d’un dialogue avec l’acteur est créée par un immense store qui divise la scène, et qui projette un film préalablement tourné. Par cette adresse scénographique, l’acteur se confond parfois avec son reflet lorsqu’il traverse l’écran. Ce procédé permet un rapport au temps qui n’est pas linéaire. Il donne à voir la temporalité affective et émotionnelle au mépris de tout réalisme et matérialise le fantasme d’un moi unifié. Refuser sa condition de mortel est peut-être l’hybris dont est coupable le personnage, « ce qui conduit fatalement à l’échec et à refuser un emprisonnement de soi dans son propre fantasme », selon la formule de l’auteur.Au fil de la pièce, les va-et-vient entre le théâtre antique et le monde moderne sont constants. « J’avais 23 ans lorsqu’un ami m’a conseillé de lire les auteurs grecs. Ce qui m’a frappé chez Sophocle, c’est son obsession pour montrer comment le tragique tombe sur celui qui, aveuglé par lui-même, ne voit pas sa démesure », confie Wajdi Mouawad. Inflammation du verbe vivre est une « invitation à la connaissance de soi, comme un rappel constant de ce qu’est notre juste mesure, ni plus ni moins », ajoute l’auteur.

Si la dimension philosophique et existentielle de la pièce est ambitieuse, il s’agit avant tout d’une aventure sensorielle et submersible. Ainsi, le moment où Wahid se dirige vers la mer déchaînée pour mettre fin à ses jours violente le spectateur, en lui imposant le claquement des vagues assourdissant et leur lente montée vers le personnage. Certains moments sont quasiment insoutenables, rendant compte de « l’image détestable de soi d’où naît le trou noir ». Le metteur en scène appuie là où ça fait mal et il insiste. Lorsque Wahid se retrouve à l’aéroport de Hadès, dans une immense décharge qui regorge de détritus purulents, la sensation d’écœurement est accentuée par les hurlements d’un chien.


(Pour mémoire : La critique française plébiscite « Tous des oiseaux » de Wajdi Mouawad)


Le dramaturge dit s’être autorisé dans ce spectacle « à errer dans la création comme à vagabonder en Grèce, dérives dans deux mondes au bord de la chute ». Tout semble osciller entre le dégoût de l’existence et la quête désespérée de sens, entre l’angoisse et la fascination de la finitude. C’est dans ces interstices flous que se faufile la création : « Quand le monde ancien tombe et que le nouveau ne s’est pas encore relevé, s’ouvre le temps des monstres. »

Inflammation du verbe vivre est une expérience de noyade dans les affres du narcissisme et de l’individualisme ; la dimension collective de l’expérience théâtrale semble constituer l’ultime salut, par la connivence avec le spectateur. C’est peut-être ce qu’entend Wahid quand il confie au public : « Ce que nous cherchons est simple. »

La pièce, qui a fait salle comble durant tout le mois de novembre à Paris, sera ensuite présentée en province. Entre le 5 et le 30 décembre, le théâtre La Colline reprend Tous des oiseaux.


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commentaires (1)

J'ai vu l'inflammation du verbe vivre en novembre et j'ai été également frappée, au plan formel, par le travail de WM sur les "effets spéciaux" et la photo, dans une tentative de fusionner les arts visuels, cinéma, théâtre, image, etc. Demain soir, je vais assister à "tous les oiseaux" que j'avais raté lors de sa création l'an dernier.

Marionet

08 h 43, le 18 décembre 2018

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Commentaires (1)

  • J'ai vu l'inflammation du verbe vivre en novembre et j'ai été également frappée, au plan formel, par le travail de WM sur les "effets spéciaux" et la photo, dans une tentative de fusionner les arts visuels, cinéma, théâtre, image, etc. Demain soir, je vais assister à "tous les oiseaux" que j'avais raté lors de sa création l'an dernier.

    Marionet

    08 h 43, le 18 décembre 2018

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