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Culture - Théâtre

« Tous des oiseaux », dit Wajdi Mouawad, et le spectateur y laisse des plumes

Sur les planches de la Colline, un spectacle incandescent d'identités à la dérive, sur fond de guerre au Proche-Orient.

Wahida et Eitan dans « Tous des oiseaux », de Wajdi Mouawad. Photo Simon Gosselin

Une nouvelle fois, Wajdi Mouawad enflamme les planches. Avec Tous des oiseaux, l'auteur et metteur en scène libano-québécois réussit sa première création au théâtre national de la Colline, dont il a pris la direction en automne 2016. Le public s'attend à être remué et bousculé. Wajdi Mouawad n'a pas l'habitude de ménager le spectateur, et, cette fois encore, ce dernier en prend pour son grade : quatre heures de spectacle et pas un mot de français. Il se laisse emporter dans un univers sublime d'errance et de violence, où la temporalité est bousculée, les repères inversés et les émotions déchaînées. À peine installé sur son fauteuil rouge, il s'engouffre dans les affres de questionnements identitaires et existentiels qui basculent parfois vers le grotesque. Le spectacle, en deux mi-temps, le laisse K.-O., bouleversé et transformé, mais réjoui par tant de puissance théâtrale.

« Les oiseaux du hasard, ils vont et viennent, invisibles, et nous jettent dans les bras l'un de l'autre »
La pièce commence à New York, dans une bibliothèque feutrée aux longues tables éclairées par de petites lampes vertes. C'est là qu'a lieu « the initial sensation of connexion » entre Eitan, juif berlinois, et Wahida, arabo-américaine ; et l'éternelle question : « What determins a meeting ? »
La première partie du spectacle, Oiseau de beauté, conte cet amour enchanté, qui va très vite se fracasser sur les rives du réel. Wajdi Mouawad retrouve le souffle épique qui l'a rendu célèbre dans ses premiers récits et fait entrer en scène l'histoire et ses tragédies, qui fabriquent de sombres nœuds dans l'intimité des êtres et prennent au piège les deux amoureux dans les rets de leurs identités meurtrières.
Un récit en poupées gigognes se met en place : les histoires se chevauchent et attrapent le spectateur dès les premières secondes, pour ne plus le lâcher. Le fragile équilibre d'une famille juive berlinoise est dévasté par une sédimentation de secrets et de mensonges, et en filigrane, la mystérieuse odyssée de Mohammad ibn Mohammad al-Wazzan, plus connu sous le nom de Léon l'Africain. Les connexions sont troubles entre les personnages et savamment déconstruites par une temporalité bousculée : le temps n'est pas linéaire, mais affectif. On est face à une œuvre tricotée entre passé et présent, entre destin individuel et collectif. Des personnages du passé interviennent de manière impromptue, les retours dans le passé sont distordus, réécrits et fantasmés au gré des émotions.

 

(Pour mémoire : David Grossman dans les yeux de Wajdi Mouawad)

 

« Les mots étaient là, je les ai prononcés »
Tous des oiseaux est une prouesse linguistique ; Wajdi Mouawad a entièrement rédigé son texte en français, avant de le traduire en quatre langues qui s'enchevêtrent au fil de la représentation : de l'anglais à l'allemand, en passant par l'arabe et l'hébreu. La langue est en soi un sujet de tension : c'est dans la langue que les personnages se cherchent et qu'ils tentent de se définir, même s'ils sont voués à l'échec. Le texte fondateur est donc à lire dans les sous-titres, qui ont une fonction inversée par rapport à d'habitude. Les mots de la scène ont une existence sonore, presque entièrement sensorielle ; par la fluidité des passages d'une langue à l'autre, on revient à une parole brute, performative et poétique. Les comédiens ont une présence immédiate et habitent leur langue naturellement, de manière saisissante.

« Que peut une fourmi contre une goudronneuse ? »
Une fois de plus, Wajdi Mouawad explore les brûlures de l'histoire, notamment le conflit israélo-palestinien. Sous nos yeux : une rencontre meurtrière de l'histoire avec l'histoire. Dans Tous des oiseaux, la guerre s'entend : des bombardements assourdissants, des sirènes stridentes d'ambulances, des génériques d'informations, des cris d'enfants qui cherchent leurs parents en arabe et en hébreu, les voix placides des journalistes...
Sur scène, l'ambiguïté des situations de guerre est montrée. Lors d'une fouille de Wahida par une soldate israélienne, on bascule dans l'érotisme, avant que retentisse la détonation d'une explosion. La soldate, de moins en moins crédible, conclut : « Il faut crever l'abcès de l'histoire », mélange des genres décapant entre tragique et comique.

 

(Pour mémoire : Un rendez-vous déjanté avec la mort)

 

« L'identité n'est pas l'origine. Elle est seulement un rêve, une utopie »
« Are you an Arab ? » Wahida (campée par la belle Souheila Yaacoub) ne répond jamais clairement : « No », puis « Yes ». Elle joue sur le flou qui entoure le vocable « arabe ». Finalement, ses origines sont livrées au détour d'une phrase, à la fin de la pièce : ses parents sont nés dans le Haut-Atlas, puis ont émigré aux États-Unis, où elle est née. Son voyage en Palestine va lui révéler qui elle est, à moins qu'elle ne soit prise au piège des identités perdues ? Après son voyage en territoire occupé, elle se sent proche des femmes qui l'ont appelée « Ya binti ». Eitan, chercheur en génétique, lui assure que l'identité d'une personne est simple : « 46 chromosomes », rien de plus.
À l'aune de son voyage, Wahida relit son passé et pose la question de sa souffrance indicible dans un Occident au regard sclérosant : « Longtemps je n'ai mis que mon physique en avant, je préférais être une pute plutôt qu'être arabe. (...) On m'a appris à détester tout ce qui est arabe. (...) Ma place est avec ceux qui vont perdre. »
C'est dans ses recherches de thèse sur Hassan ibn Mohammad al-Wazzan, diplomate marocain et historien de langue arabe, né à la fin du XVe siècle, que Wahida explore les glissements identitaires. Intriguée par Léon l'Africain et sa conversion au christianisme après avoir été capturé par des Corsaires, elle tente de comprendre sa démarche et de savoir ce qu'il est devenu, car la fin de sa vie est mystérieuse. D'où un effet de miroir sur sa propre quête et, en Palestine, elle conclut : « À la fin de sa vie, al-Wazzan est rentré chez lui pour entendre le son de son nom. »
À plusieurs reprises, al-Wazzan intervient dans l'histoire, semblable au chœur antique, il prend de la hauteur et s'adresse aux personnages démunis face au suicide du père d'Eitan. Léon l'Africain, par un effet de mise en abyme de l'auteur, conte, dans une langue arabe cristalline, la parabole d'un oiseau qui rêve de nager et qui brave les classifications naturelles en se métamorphosant, et en disant « me voici ».

 

(Pour mémoire : Wajdi Mouawad là-haut sur la Colline)

 

« Faut-il s'attacher à des identités perdues ? »
Tels sont la question posée par la thèse de Wahida et le fil conducteur de la pièce. Tous des oiseaux met en scène une famille aux rapports destructeurs : on se crache au visage, on se menace d'un couteau, on se renie... Rien n'est laissé au hasard : la table du repas de famille se transforme en lit d'hôpital, puis en brancard au fil de la pièce.
Ce qu'Eitan refuse, c'est d'hériter d'une douleur inutile : « Il n'y a pas de transmission des douleurs (...) L'expérience n'affecte aucun chromosome. (...) Auschwitz au complet n'a pas affecté le moindre gène. (...) La seule transmission est génétique. »
Face à Wahida, qui veut laisser une chance à son identité arabe, Eitan refuse la sienne en bloc : « On ne sait toujours pas raconter le passé aux enfants sans les traumatiser (...) On leur dit responsabilité du passé et on les tue. »
En dépit d'une incapacité générale à vivre (à survivre) ensemble, quelques aveux de faiblesse de personnages écrasés par leurs émotions : « En créant l'amour, Dieu a créé la douleur. Il faut une armoire pour enfermer une douleur pareille. L'enfant guérit son parent (...). C'est la maladie éternelle (...) Tout ça n'est que de l'amour, déguisé en malheur. »
Dernière scène, Eitan vient de découvrir ses origines palestiniennes. « Héritier de deux peuples qui se déchirent », il s'accroche à sa douleur : « Je ne me consolerai pas. » Ce sont les derniers mots de la pièce, martelés aux oreilles d'un public conquis, dont l'accueil est triomphal.

 

« Tous des oiseaux » se produit à la Colline jusqu'au 17 décembre avant d'entamer une tournée dans toute la France.

 

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