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Liban - La psychanalyse, ni ange ni démon

Histoires d’amour, de séparation et de souffrance (11)

C’est une histoire de point de vue, une sorte d’élasticité du temps qui met face à face le jeune résident en psychiatrie que j’étais en 1975/76 et un patient chronique qui est à l’hôpital psychiatrique depuis 30 ans. Monsieur Marx est un homme débonnaire, sympathique, la cigarette toujours entre les lèvres et un sourire narquois mais bienveillant que je mets du temps à comprendre.

Il est à l’hôpital depuis 30 ans. Il a fait, trente ans auparavant, à l’âge de 20 ans, une crise délirante pour laquelle il est hospitalisé. Cette crise est finalement rétablie et son état de santé ne nécessite plus d’hospitalisation. Mais sa famille ne veut pas le reprendre. Il ne travaille pas, il n’a pas d’amis et aucune possibilité de réinsertion. Malgré beaucoup d’efforts, l’Assistance sociale de son secteur de vie n’arrive pas à lui trouver un point de chute à l’extérieur de l’hôpital. Petit à petit, son séjour à l’hôpital s’allonge et l’équipe ne se pose plus de question : il est là, il est là. Il fait partie des meubles et, de mois en mois, d’année en année, il finit par séjourner à l’hôpital. Aux frais de la Sécurité sociale et de l’assurance-maladie.

Au début de notre relation thérapeutique, je cherche à le bouger, à le faire sortir de l’hôpital, à le persuader que la vie en dehors a ses charmes et qu’il pourrait sortir, retrouver du travail et vivre une vie comme les autres. Il me laisse espérer que j’y arriverai. Mais les choses ne changent pas et il continue à vivre à l’hôpital comme si c’était chez lui, sa maison. Il est hospitalisé à Ville-Évrard, un grand hôpital à Neuilly/Marne dans le département de Seine-Saint-Denis. Pour y arriver, en partant du 5e arrondissement où j’habite, je prends tous les matins le périphérique, puis le bois de Vincennes. Je fais environ une heure de route. Pour qui connaît Paris et le périphérique aux heures de pointe, cela provoque un tracas, un désagrément sans nom. Et, bloqué sur le périphérique, il m’arrive de pester, pratiquement tous les jours.

Monsieur Marx m’attend tous les matins à l’entrée du pavillon, avant qu’on n’ait notre entretien quotidien. Les quelques mots échangés chaque matin sont cordiaux et sympathiques.

Ce matin-là, il me pose une curieuse question : « Dr Azouri, qui pensez-vous est le plus libre de nous deux, vous ou moi ? »

La question me saisit et m’intrigue : « Pourquoi cette question Monsieur Marx ? »

« Je vous le dirai plus tard », dit-il avec toujours le même sourire.

À partir de là, chaque matin a un goût énigmatique. « Alors, vous allez me dire pourquoi vous m’avez posé cette question ? » Et comme réponse, j’avais toujours droit à ce même sourire. Puis la réponse vient alors que je ne m’y attendais plus.

« Vous quittez tous les matins Paris pour venir ici. Vous prenez le périphérique avec tout ce qu’il dégage comme mazout et bruits de camions qui étouffent et assourdissent. Vous traversez le bois de Vincennes, je suppose, ce qui vous donne un peu de répit. Mais cela ne suffit pas à vous oxygéner car le mazout est de loin supérieur à l’air pur que donne la traversée du bois. » Je me demande où il veut en venir. Il poursuit : « Après le bois de Vincennes, vous retrouvez les embouteillages, le bruit et le mazout pour arriver enfin ici, et cela vous prend une heure et plus. » « Mais vous connaissez mon parcours par cœur ? » lui-dis-je amusé. « Oui, mais parce que tous les médecins qui viennent de Paris font ça. »

« Alors ? » « Tandis que moi, je ne ressens rien de tout cela. On vit ici dans un vieux château vous savez, que du vert, du bois, des fleurs et les changements de saison. On est logés, nourris, blanchis, on nous donne même nos rations de cigarettes. Et, de temps en temps, lorsque le courant passe entre une autre patiente et moi, on se cache un petit moment dans le bois à côté. » Devant mon étonnement amusé, il ajoute : « Alors, qui est le plus libre de nous deux, vous ou moi ? »



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