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Liban - La psychanalyse, ni ange ni démon

Histoires d’amour, de séparation et de souffrance (9)

En France, dans le service où j’étais jeune résident, Jacques, un jeune adolescent, est hospitalisé pour automutilations. À 17 ans, il n’a plus envie de vivre. Voûté, il marche comme un vieil homme qui porte toute la souffrance du monde sur ses épaules. Il arrive dans le service avec un diagnostic de schizophrénie avec délire érotomaniaque, c’est-à-dire la conviction qu’une jeune fille de son âge, Marianne, est amoureuse de lui. Il parle de cette jeune fille de 16 ans avec beaucoup d’imaginaire qui laisse penser qu’il délire. D’où le diagnostic de schizophrénie délirante.

Dans la conviction qui accompagne tous les détails de son histoire, il ressemble à Don Juan DeMarco, le film réalisé par Jeremy Leven en 1995, d’après l’œuvre de Lord Byron. Dans l’histoire, Johnny Depp se prend pour Don Juan et Marlon Brando joue le rôle d’un célèbre psychiatre qui est appelé à la rescousse parce que Don Juan allait se suicider. Après l’avoir sauvé, il l’hospitalise dans son service de psychiatrie où on le prend pour un psychotique délirant qui se prend pour Don Juan.

L’amour de Jacques débute à l’école, il avait 10 ans et Marianne 9. Leur relation était tellement forte que déjà, les parents de la fille s’en inquiétèrent.

L’histoire de ce jeune homme est troublante. On a du mal à croire qu’un amour qui a commencé sur les bancs de l’école à l’âge de 10 et 9 ans ait pu tenir aussi fort sept ans après. Ses automutilations, il les explique comme le font habituellement les automutilateurs par une douleur interne tellement forte qu’ils préfèrent s’automutiler et souffrir d’une douleur externe, moins difficile à supporter. Mais dans le cas de Jacques, les raisons de sa souffrance sont claires : c’est une souffrance d’amour. Il est séparé de force de Marianne, retenue par ses parents qui refusent de la laisser sortir pour éviter qu’elle ne le rencontre. Il a beau souffrir le martyre, se mutiler, déprimer, ne plus vouloir vivre, tous ces comportements liés à sa souffrance d’amour lui sont reprochés et retournés contre lui comme signes de maladie mentale, de schizophrénie.

Lord Byron, qui s’amuse à se reconnaître en son Don Juan qui déclenche des scandales, écrit, en 1822, dans une lettre à son éditeur : « On connaîtra un jour Don Juan pour ce que j’ai voulu qu’il soit : une satire des abus de la société dans ses états actuels, et non une apologie du vice. » Jacques était dans une situation analogue : son amour d’enfant qui perdure jusqu’à ses 17 ans n’est pas un vice tel que le voient les parents de Marianne. Dès qu’un être humain se comporte de façon marginale, extérieure aux normes et aux règles établies, « les abus actuels de notre société » s’énoncent contre lui en termes psychiatriques. Aux accusations portées contre lui, il est fou, schizophrène, malveillant, entraînant Marianne à sa perte, il répond par une surenchère pour dénoncer ces accusations. Comme s’il criait face aux parents de Marianne : « Vous voulez que je sois fou, schizophrène, malade parce que j’aime votre fille, eh bien soit, je le suis. »

Pendant son séjour à l’hôpital, il réalise que cette surenchère se retourne contre lui. Les membres de l’équipe soignante reconnaissent son amour, il est véritable, authentique, il n’y a rien de délirant dans cet amour. Il se sent reconnu pour la première fois. Mais cette souffrance d’amour est telle qu’elle finit par se transférer aux soignants. Ils souffrent avec lui à un point tel que l’un d’entre eux était sur le point de s’automutiler comme lui. Et pourtant, ce soignant n’était ni schizophrène, ni délirant, ni malade. Ce phénomène témoigne de l’authenticité des sentiments de Jacques. Nous en avons pour preuve un exemple célèbre. Lorsque le 29 septembre 1774 Goethe publie Les souffrances du jeune Werther, un phénomène étrange apparaît : une vague de suicides par arme à feu s’empare de l’Europe, Werther s’étant suicidé avec deux pistolets. Toutes fictives qu’elles soient puisqu’il s’agit d’un roman, les souffrances d’amour du jeune Werther étaient telles qu’elles ont fini par contaminer les lecteurs.


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