Hier, le Liban a lamentablement offert l’image d’un État en faillite, baignant dans une impotence légendaire devenue pathologique et grossière. Le spectacle de près d’un million de citoyens pris en otage dans leur véhicule de longues heures durant, alors que l’armée avait bloqué une artère principale de la ville en vue des entraînements en amont de la parade militaire habituelle de la fête de l’Indépendance prévue le jeudi prochain, était ubuesque.
La pluie battante entraînant les inondations habituelles qui se sont déclarées en plusieurs points de la ville, le débordement des égouts, le tout ponctué d’accidents de la route et de l’accouchement inopiné d’une femme enceinte, qui n’a pu être transportée à l’hôpital à temps, ont complété le tableau ahurissant d’un pays qui s’effondre totalement et dont toutes les digues semblent avoir lâché d’un coup.
Résignés depuis un certain temps à affronter au quotidien les embouteillages qui usurpent une bonne partie de leur journée de travail en usant leurs nerfs, les Libanais ont été soumis hier à une épreuve autrement plus absurde : celle de troquer leur liberté de circuler contre la célébration d’une indépendance qu’ils ont bien du mal à percevoir. Chaque année, c’est le même scénario qui se répète inlassablement, sans qu’aucune alternative à la manie de bloquer les routes ne soit entre-temps trouvée.
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Un calvaire de plusieurs heures
Durant toute la matinée, des embouteillages monstres avaient bloqué les entrées et les sorties de Beyrouth. Les photos d’automobilistes piégés dans les embouteillages ont inondé les réseaux sociaux.
Selon plusieurs témoignages, les bouchons ont fini par affecter les artères principales de la capitale et se sont étendus au nord de Beyrouth, jusqu’à Jbeil. Un automobiliste a indiqué à L’Orient-Le Jour avoir quitté Ajaltoun, dans le Kesrouan, le matin à sept heures pour arriver aux alentours de 10h30 à l’entrée de Beyrouth.
Une autre a raconté à la radio qu’une ambulance, appelée à Dora pour porter secours à une passagère qui était en train d’accoucher, a été obligée de rebrousser chemin en raison du blocage des routes. L’incivilité de certains automobilistes qui essayaient par ailleurs de s’engouffrer dans le sillage libéré par le passage d’une moto des FSI, dépêchée pour tenter d’ouvrir la voie au véhicule qui transportait la femme enceinte, n’a pas facilité la tâche.
Pour couronner le tout, un camion est tombé dans la matinée, du haut du pont d’Antélias sur une route périphérique, paralysant quasiment le trafic sur cette portion d’autoroute.
Devant le siège d’Électricité du Liban, à l’entrée de la capitale, une échauffourée a en outre éclaté entre deux hommes qui se sont frappés et affrontés au couteau. L’un des protagonistes a été gravement blessé lors de cette bagarre. Son sang a coulé durant de longues heures avant qu’une ambulance ne puisse se frayer un chemin pour le transporter à l’hôpital. Des automobilistes, bloqués dans ce secteur et témoins de la scène, se sont étonnés de l’absence de réaction des soldats postés à l’entrée du siège d’EDL.
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Armée et FSI se renvoient la balle
Vers 11h30, le Centre de gestion du trafic a annoncé que l’avenue Charles Hélou, qui mène vers l’entrée nord de Beyrouth, avait été ouverte à hauteur de la statue de l’Émigré. Et en début d’après-midi, l’état des routes commençait à revenir à la normale.
Face au tollé suscité par le chaos qui a régné des heures durant, l’armée libanaise a présenté ses excuses aux citoyens pour les désagréments causés par la fermeture des routes. Dans un communiqué publié dans l’après-midi, le commandement de la troupe a regretté « les bouchons causés par les mesures prises dans le cadre de la préparation de la fête de l’Indépendance sur l’avenue Chafic Wazzan, dans le centre-ville de la capitale », sollicitant la « compréhension » des automobilistes.
Un peu plus tard, le commandement militaire a annoncé avoir modifié les horaires de ses répétitions prévues pour deux autres jours encore. Celles-ci auront désormais lieu les samedi 17 et mardi 20 novembre, entre 6h et 14h. Initialement, ces répétitions étaient prévues vendredi, samedi, lundi et mercredi, selon un communiqué publié hier par les Forces de sécurité intérieure qui, selon l’armée, est l’instance responsable de l’organisation de la circulation routière pour ce type d’événements.
Responsabilité des inondations
Il ne manquait plus à l’absurdité du tableau que l’incident de l’explosion de plusieurs canalisations d’égouts dans la région de Ramlet el-Bayda, provoquée par l’obstruction d’un des égouts adjacents au complexe touristique très controversé de l’Eden Bay.
Comme à l’accoutumée, les responsables se sont évertués à se rejeter la responsabilité, et la guerre des compétences a repris de plus belle.
Dans une déclaration, le président de la municipalité, Jamal Itani, s’est dépêché de rallier l’amertume des citoyens, se dédouanant de toute responsabilité dans cette affaire. « Les inondations qui se sont produites aujourd’hui sont inacceptables. Nous allons demander des comptes à tous ceux qui ont endommagé les biens-fonds publics de la ville de Beyrouth », a-t-il dit, en s’abstenant de citer l’Eden Bay et le promoteur du projet. La société en cause a riposté en accusant la municipalité et le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) d’avoir failli à leur mission de réhabiliter les réseaux d’égouts dans la capitale. Selon une enquête menée par la chaîne LBCI, tous les protagonistes, y compris la municipalité de Beyrouth, étaient au courant du blocage de l’égout principal qui se déversait près du complexe de l’Eden Bay et n’ont rien fait pour prévenir la catastrophe.
Cette défaillance au niveau de l’infrastructure serait également à l’origine des torrents d’eaux usées qui ont envahi au même moment le campus de l’AUB, comme l’ont montré les images partagées sur les réseaux sociaux.
Auparavant, le ministre sortant des Travaux publics, Youssef Fenianos, a tiré son épingle du jeu en déclarant que son ministère « n’est pas légalement responsable des travaux qui ont lieu dans le périmètre de la capitale ». C’est le même échange improductif qui avait eu lieu entre ce ministère et la municipalité de Beyrouth au lendemain de l’orage qui s’était déclaré le 25 octobre dernier. De toute évidence, les accusations respectives n’auront pas servi à prévenir l’engorgement des réseaux d’égouts qui ont déversé hier leurs entrailles sous les yeux abasourdis des Libanais.
Le retour du mandat français
Envahis par un sentiment d’impuissance face à cette symphonie du désordre et de la désorganisation, fruit du laxisme cumulé des autorités, les internautes ont déversé leur colère et leur frustration sur les médias sociaux, affublant les responsables politiques des qualificatifs les plus méprisants.
« Le pays le plus dépendant se prépare à célébrer son indépendance et paralyse toute une population », a commenté un internaute. « Non contents d’avoir fait du pays un bagne, voilà qu’ils (les responsables) emprisonnent les Libanais dans leurs voitures », a-t-il ajouté.
D’autres commentateurs ont littéralement maudit le pays, et certains ont même souhaité un retour au... mandat français.
« La situation idéale ne serait-elle pas de se retrouver, en un jour comme celui-ci, sous la houlette de la France, un peu comme les DOM-TOM (départements et territoires d’outre-mer) à l’instar de la Guadeloupe, la Martinique ou La Réunion ? »
a ironisé une internaute sur Facebook.
Il reste à voir si la reddition des comptes annoncée d’une voix ferme hier par le Premier ministre désigné, Saad Hariri, notamment dans l’affaire de l’égout de l’Eden Bay, se concrétisera cette fois-ci.
commentaires (8)
Dans tous les pays civilises, les repetitions desparades militaires se font la nuit. Entre Minuit et 04 heures du matin pour ne pas nuire. Au Liban, on s'en sout. Du n'importe quoi!
IMB a SPO
11 h 37, le 19 novembre 2018