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Culture - L’artiste de la semaine

Annabel Daou déchire et répare...

Le projet « Chou Hayda ? » se tiendra au Musée national de Beyrouth jusqu’en décembre, l’occasion de revenir sur le parcours de l’artiste.

Annabel Daou. Photo DR

Il y a quinze ans, Annabel Daou jetait tous ses pinceaux, toutes ses peintures et raccrochait la palette : les États-Unis venaient d’envahir l’Irak, et les missiles pleuvant sur Bagdad avaient emporté avec eux la valeur des mots. « Je vivais en Amérique à ce moment-là. J’ai senti que l’invasion était très creuse, vide de mots et marquait un manque dans le langage, qui était alors dangereusement simple. Il n’y avait plus de place pour faire de l’art dans ce contexte », se souvient-elle.

En 2004, comme pour reconstruire par la base ce qui s’était brisé et renouer un lien défait, elle réécrivait sur une grande page blanche la Constitution américaine (CONSTITUTION), mais en lettres arabes, reprenant phonétiquement la prononciation anglaise : pas tout à fait une traduction, plutôt une transposition, comme s’il s’agissait d’une partition musicale, où il fallait (re)chercher l’harmonie. Ce travail sur la langue, Annabel Daou n’a cessé de le poursuivre depuis. Si elle joue avec les mots, c’est dans le sens où ceux-ci deviennent objets esthétiques, matière plastique : un jeu sur les formes, écrites ou sonores, souvent prises dans une dialectique entre le familier et l’étranger. Ce que l’on reconnaît, et qui nous déroute tout à la fois.

Dans l’univers d’Annabel Daou, on entre à pas feutrés et on découvre son œuvre comme un murmure : en plissant les yeux d’abord, pour en distinguer le pianissimo, puis avec la sérénité qui accompagne l’impression de proximité. Ses toiles comme ses installations présentent des teintes très minérales – noir, bleu, gris, blanc –, comme pour signifier l’entrée dans un temps suspendu. Des œuvres comme Babel (2008), Chaos - Eternal Lines – Wartorn (2008) ou encore From Where To Where (2010) apparaissent comme des paysages tracés de mots, dans lesquels l’articulation entre la lettre et la ligne flirte avec les ressorts de l’abstraction. En voyant son travail sur la répétition et la façon qu’elle a de concevoir des sortes de déclinaisons de modules, on pense parfois à l’œuvre de Vera Molnár, dont le langage plastique repose, lui, sur des variations géométriques.« Mon travail traite du pouvoir, de l’intimité et de l’incompréhension », dit-elle. Dans ses œuvres, on retrouve de fait comme une sorte de déchirure, originelle ou accidentelle, qu’il s’agit de raccommoder. « Au début, je déchirais quelque chose, et je le réparais avec des mots. Ma pratique du collage ne consiste pas à rassembler des choses différentes, mais à les séparer pour les rejoindre ensuite. C’est un acte de réparation, un processus où le langage est utilisé pour réparer la surface. S’il y a quelque chose qui vient de Beyrouth dans mon travail, ça se voit ici. »

La guerre, qui a bercé sa jeunesse avant qu’elle ne parte s’installer aux États-Unis à sa majorité, en 1984, reste implicite dans son œuvre : on la retrouve davantage dans la manière que dans la matière. « Pendant la guerre, quand il n’y avait plus école, ma mère qui avait six enfants a fait faire à chacun de nous ce qu’il pouvait. La seule chose que je pouvais faire était dessiner, alors j’ai beaucoup dessiné. En Amérique, j’ai continué : c’est devenu la seule chose que j’avais envie de faire. J’ai commencé comme peintre, je peignais des objets archéologiques. J’ai grandi dans un endroit qui a été tellement détruit et reconstruit... Ça fait écho à la façon dont nous remettons les choses ensemble », raconte-t-elle.

Puis des objets, Daou est passée aux humains. Avec des projets comme Which Side Are You On (2012) ou Fortune (2013), elle fait entrer des inconnus, des passants alpagués dans la rue, dans la création. Une façon de voir comment les gens réagissent ou interagissent avec l’art, sans le biais des institutions ou des galeries. Elle les enregistre : « J’ai utilisé de plus en plus le langage comme structure, en m’intéressant à notre rapport avec la langue ordinaire, et à la façon dont celle-ci est répétée. Différentes voix peuvent dire la même chose ou des choses très similaires, ça nous affectera de manière différente. La signification peut évoluer, on est affecté par la sonorité du langage : quand on entend la même chose de nombreuses fois, on commence à entendre quelque chose de différent. »


Le pouvoir d’une voix
Avec Pieces of the Love Letter : The Common Tongue (2014), elle prend une centaine de lettres d’amour, qu’elle découpe pour n’en former plus qu’une seule – un écho à une autre œuvre, Adieu, You Whom I Love A Thousand Times (2014), où les mêmes mots étaient écrits sur une longue bobine blanche. Une façon de montrer à travers la « langue commune » la banalité des mots les plus personnels, les plus intimes. « Si vous lisez ces lettres d’amour, les gens écrivent : “Il n’y a pas de mots pour dire cela”. Peu importe qui vous lisez, tous l’écrivent. Ça révèle à la fois la banalité et la grandeur de la banalité. Vous essayez d’exprimer quelque chose et les mots ne viennent jamais. Peu importe quel siècle vous regardez, les expressions sont toujours les mêmes : nous sommes liés, connectés par ce langage ordinaire. Même les auteurs les plus célèbres, comme Kafka, Simone de Beauvoir ou Winston Churchill, des gens particulièrement doués dans l’écriture, ne vont pas plus loin que n’importe lequel d’entre nous », tranche-t-elle.

En désacralisant les paroles, Daou questionne aussi leur valeur d’autorité. C’est cette question de légitimité des discours qu’elle aborde avec la curatrice Amanda Abi Khalil dans son dernier projet Chou Hayda ?, présenté au musée national de Beyrouth. Pendants aux audioguides informatifs, des sortes d’audioguides alternatifs sont proposés aux visiteurs, où les voix d’habitants de Beyrouth venant de tous horizons se substituent à la traditionnelle et érudite voix des conservateurs. « On ne peut pas vraiment mettre quelque chose dans le musée national, alors j’ai pensé au son qui pourrait y exister, sans qu’on ait à s’introduire physiquement dans l’espace – même si je pense que ce projet intervient dans l’espace physiquement », explique-t-elle, avant de poursuivre : « Quelle est la connexion entre le passé et le futur dans un musée pareil ? Le moment présent, comment vous le collectez ? Quel est ce moment contemporain que nous vivons ? Ça soulève la question de ce que l’institution représente pour les gens : comment sentent-ils qu’ils appartiennent à cette histoire ? »

Elle a donc organisé des workshops avec les habitants de la ville, à qui elle posait diverses questions face à certaines œuvres du musée : « Il y a une colonne avec deux taureaux, qui sont là depuis des centaines d’années : si vous demandez aux gens où ils voudraient s’asseoir s’ils pouvaient monter là, ils vont vous dire droite, gauche, droite, gauche, pendant plusieurs minutes. Ce qui m’intéresse, c’est qu’ils ont repris l’idée de monter sur quelque chose dans un musée, et de briser la frontière entre les œuvres d’art et eux. On parle d’un espace public, qui m’appartient autant qu’à vous. Au Liban, certaines des choses que l’on voit dans ce musée sont aussi dans la vie de tous les jours. Quand j’étais jeune, on avait un sarcophage dans la maison : ma mère plantait des géraniums dedans, on jouait avec... Ça questionne le concept occidental de ce qui peut rentrer dans un musée, et de la façon dont nous nous comportons face à ces objets. C’est le premier projet que je monte au Liban, et j’y ai vraiment travaillé en tant que personne venant de Beyrouth », raconte-t-elle.

Si l’idée est pertinente, on peut regretter qu’elle perde sa vitalité pour le visiteur d’après, qui se retrouvera seul face aux œuvres avec un curieux audioguide dont le principe n’est que trop peu explicité dans le musée, faute d’une communication adaptée en dehors de sessions spéciales organisées le week-end. Annabel Daou envisage néanmoins de reconduire ce projet ailleurs, notamment dans une bibliothèque à New York.

D’ici là, contre les censures et les autocensures produites par les discours et paroles d’autorité, Daou poursuit son travail de mise à nu du langage : « Nos voix ont aussi du pouvoir, si nous les utilisons », assure-t-elle.


« Chou Hayda ? », au musée national de Beyrouth, jusqu’au 30 décembre 2018.

https://www.chouhayda.com


1967

Naissance à Beyrouth.

1985

Départ pour New York.

1994

Participe à la Biennale de La Havane à Cuba.

2003

Jette ses peintures et arrête de peindre.

1er avril 2006

« Curatrice d’Aporia », une exposition sur la grande ambition et les projets impossibles.

Septembre 2006

Termine et expose « America », sa première œuvre de langage à grande échelle.

2010

Représente les États-Unis à la Biennale du Caire, avec une œuvre intitulée « From Where To Where ? »

2013

Commence le projet « Fortune »,lectures/écritures silencieuses.

2017-2018

Produit « Chou Hayda ? » au musée national de Beyrouth.





http://galeriecherifftabet.com/fr/alterner-home/



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