Dora. En plus de la chaleur de l’après-midi, le bruit des klaxons alourdit considérablement l’atmosphère. Des dizaines de silhouettes, principalement des femmes à la peau noire, discutent entre elles. Dans leur main, des pancartes avec les écriteaux suivants : « Get up, stand up for our right », « Stop à l’injustice » ou encore « Stop au racisme ». Les minutes passent et les personnes se font de plus en plus nombreuses. Elles sont près de 300. Dans ce seul lieu, la diversité des personnes dépasse de loin celle qu’on a l’habitude de voir à Beyrouth. Cependant, les immigrés restent, de loin, les plus nombreux. « Cela fait un mois et demi que nous préparons la manifestation. Pour toucher le plus de personnes concernées, nous avons collé des affiches dans les quartiers où il y a le plus de migrants. Les réseaux sociaux ont été d’une grande aide pour faire passer le mot », explique Tala, membre de l’association Anti-Racism Movement, l’une des organisations à l’origine de la manifestation.
La foule s’agite. Des slogans sont criés, des pancartes brandies avec colère. « Ici, on nous traite comme des esclaves, explique Aïcha, une employée de maison originaire du Sénégal, qui travaille au Liban depuis 20 ans. Ce que nous voulons, c’est du respect de la part des personnes pour lesquelles nous travaillons. » À quelques mètres, deux jeunes femmes originaires de Madagascar observent la scène. Elles travaillent au Liban depuis dix ans. « Nous sommes très contentes de voir ce qui se passe aujourd’hui. C’est la première fois que nous assistons à une manifestation de ce type », explique Nina, l’une d’entre elles. « Tu vas faire le ménage, faire la cuisine, t’occuper des enfants, reprend Aïcha. Avec tout cela, il n’y a pas de respect. Il y a toujours le racisme, il y a toujours la haine. »
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Un parcours plein de surprises
Quelques minutes plus tard, la foule se déplace en direction du quartier de Bourj Hammoud. Les voitures laissent place aux manifestants. Abdallah est en fin de cortège. Originaire du Soudan et travaillant au Liban depuis dix ans, il fait partie des 300 personnes qui se sont déplacées aujourd’hui. Pour lui le constat est simple : « Les Libanais voient les travailleurs étrangers comme des machines qui n’ont pas besoin de repos. Si tu veux avoir un jour de repos, pas de problème mais n’espère pas garder ton travail et encore moins toucher ton salaire », avance-t-il, avec amertume. À sa gauche, une étudiante libanaise venue soutenir le mouvement. « Les choses doivent changer. On ne peut pas continuer à faire comme si de rien n’était et laisser souffrir nos semblables », argumente cette dernière. Dans le cortège, Giovanni, un jeune Italien étudiant en anthropologie de l’immigration venu faire du tourisme au Liban, souhaite apporter sa solidarité à ce mouvement. « Pour moi, cette lutte fait partie des plus importantes qu’il y a au Liban et il me semble indispensable d’apporter mon aide. »
Gênant la trajectoire d’une voiture, Giovanni se décale dès qu’il entend le klaxon. Malgré la colère de certains automobilistes, la foule poursuit sa route, escortée par plusieurs voitures de police. Sur son passage, des travailleurs immigrés émus applaudissent les manifestants. Une en particulier attire l’attention de la foule. Vêtue d’un haut rouge, elle applaudit depuis le troisième étage d’un immeuble, en pleurant devant le cortège qui se déplace. Celui-ci s’arrête quelques minutes et scande des slogans à l’attention de la femme. Un étage plus haut une famille libanaise crie ses encouragements en arabe à l’attention de la foule. Alex, un Libanais d’une trentaine d’années, brandit une pancarte en bois face aux voitures, avec la phrase « Workers, not slaves ». « C’est à ceux qui sont assis dans leur auto que je m’adresse. Ces gens riches qui ont tous quelqu’un à la maison, qui n’a pas le droit de sortir, qui ne peut pas avoir de vie sociale et qui travaille plus de 8 heures par jour », déclare-t-il.
(Pour mémoire : Lensa, qui s’est jetée du balcon et était payée 82 dollars par mois, n’a pas été maltraitée, estime la SG…)
Au moins une arrestation
Arrivés à mi-chemin de la fin du parcours, les manifestants bloquent une voiture de police. Et pour cause : une manifestante a été arrêtée quelques minutes plus tôt. « Personnes ne sait pourquoi », explique un autre manifestant. Après une altercation corsée entre deux agents des forces de l’ordre et la dizaine de manifestants qui bloquait le véhicule de service, la voiture de police réussit à sortir de la foule. Loin d’avoir dit leur dernier mot, les manifestants improvisent un sit-in en plein milieu de la route. Quelques minutes plus tard, la jeune femme qui avait été arrêtée est relâchée. Les manifestants crient leur joie mais le mal est déjà fait. Nombreux sont ceux qui quittent le cortège et rentrent chez eux. Un bruit court, « tous ceux qui n’ont pas de papier doivent s’en aller. La police est en colère », informe un jeune homme qui fait partie des organisateurs de la manifestation. Plus l’écart avant le point d’arrivée du cortège, un petit jardin à Sin el-Fil, se réduit, plus le nombre de manifestants diminue. Il est 17h, les manifestants sont un peu plus d’une centaine à être arrivés au bout de l’itinéraire.
« Nous sommes encore des esclaves dans cette société. On en a marre de tout ça. On veut que les choses changent. Il n’y a pas de loi au Liban pour les étrangers », s’indigne Zala, une manifestante originaire d’Éthiopie, qui travaille comme travailleuse domestique au Liban depuis un an. Des femmes de maison au Liban comme Zala, il y en a 250 000. Des travailleurs immigrés, encore plus. Ce dimanche, ces personnes qu’on croise rarement, voire jamais, dans les rues de la capitale ont pris le risque de prendre possession de l’espace public et de revendiquer leurs droits à être traités comme des êtres humains.
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Elles gardent les maisons propres, cuisinent, s'occupent des enfants, dorment les dernières et se lèvent en premier!... Elles méritent, plus que tous ceux dans la longue liste de milliardaires, la nationalité!!!
13 h 25, le 26 juin 2018