Il y a deux jours, la Sûreté générale a tranché. Et classé l’affaire de la jeune employée de maison migrante, Lensa Lelisa Tufa, qui s’est jetée du balcon du deuxième étage, estimant qu’il n’y a « pas eu de maltraitance ». En promettant toutefois qu’elle garde l’œil sur les employeurs, et que la jeune femme sera rapatriée dès que rétablie. Une affaire classée comme tant d’autres violations des droits de la main-d’œuvre migrante. Et pourtant…
Le 30 mars dernier, L’Orient-Le Jour publiait l’histoire du drame de Lensa Lelisa Tufa, une ressortissante éthiopienne employée par la patronne d’une maison de couture à Jdeideh, qui s’est brisé le bassin, les deux jambes, les dents et la mâchoire, pour avoir voulu fuir des employeurs abusifs, en sautant du balcon. Parallèlement, L’OLJ informait la Sûreté générale de l’affaire, invitant l’institution à mener l’enquête, de crainte que la jeune femme de 21 ans et l’une de ses compatriotes, employée dans la même maison, ne soient victimes de trafic humain et de travail forcé.
La rédaction avait été appelée à l’aide par la tante maternelle de Lensa, qui travaille au Liban. Inquiète pour sa nièce, après avoir appris la nouvelle, elle s’est précipitée à son chevet d’abord à l’hôpital, où elle a enregistré son appel à l’aide. Plus tard, elle s’est rendue auprès d’elle, chez ses employeurs, à Hadeth. Elle ne l’avait pas vue depuis son arrivée au Liban. Elle ne lui avait pas non plus parlé, Lensa étant interdite de tout contact humain, même téléphonique, en dehors de son lieu de travail. Une association militant pour les droits des travailleurs migrants au Liban, This is Lebanon, basée au Canada, avait diffusé sur les réseaux sociaux l’enregistrement audio transmis à sa famille par la tante de Lensa. L’image de la jeune victime appelant à l’aide depuis son lit d’hôpital a semé l’émoi et la colère des internautes, au Liban et à l’étranger. Mais l’employée de maison a été ramenée manu militari chez ses employeurs, avec la complicité de la gendarmerie et de Caritas, après avoir modifié sa déposition, car la pression exercée par ses employeurs était trop importante. « Ces derniers étaient furieux de voir leurs noms et photos diffusés sur les réseaux sociaux », comme l’avait observé Ganneth, la tante de Lensa. Sans aucun doute, la jeune femme craignait-elle de ne pas être soignée, de devoir assumer elle-même les frais de traitement, de subir les conséquences de son geste. Il faut dire aussi qu’elle était à leur merci, interrogée devant eux.
(Pour mémoire : Lensa, jeune Éthiopienne victime d’employeurs abusifs et d’un système inique)
Trois premiers mois versés à l’agence
Ce 26 avril, quasiment un mois et demi après l’incident, et après une nouvelle requête officielle de L’OLJ, la Sûreté générale fait finalement part à la rédaction des conclusions de l’enquête : « La jeune Éthiopienne n’est pas victime de maltraitance. » Des conclusions que nous publions ci-contre, même si nous les réfutons catégoriquement, sachant que Lensa Lelisa Tufa se trouve toujours chez ses employeurs. Qu’elle craint donc des représailles. Qu’elle récupère encore des suites de son « accident », puisqu’elle a donné sa déposition à la SG sur fauteuil roulant. Que ses employeurs ont finalement effectué un virement de 450 dollars à sa mère en Éthiopie, en avril, après la médiatisation de son drame. Ils n’avaient envoyé jusque-là que 291 dollars, en février 2018. Le salaire total envoyé à la mère de Lensa s’élève donc à 741 dollars, pour 9 mois de travail. Ce qui représente 82 dollars par mois. De l’esclavage pur et simple. Preuve en est, les reçus envoyés par la mère de Lensa à sa sœur et This is Lebanon, également transmis à L’OLJ. Car « les trois premiers mois de travail ont été versés à l’agence de placement », rappelle la tante de Lensa. Sauf que cette pratique est formellement interdite par le ministère du Travail. Mais la SG n’a rien trouvé à redire.
(Pour mémoire : Mourir, par désespoir)
La volonté de clore rapidement le dossier est claire, vu le communiqué laconique de la SG (voir ci-dessous), truffé d’erreurs et de questions sans réponses. Il est légitime de se demander pourquoi les employeurs n’ont pas été inquiétés, alors que les évidences pleuvent. Il est tout aussi légitime de se demander ce qu’est devenue la troisième travailleuse éthiopienne dont nul n’a aucune nouvelle, « qui avait l’intention de prendre la fuite elle aussi, mais qui a pris peur après avoir vu sa compagne d’infortune à terre », comme dit l’enregistrement audio de la voix de la victime.
Seul point positif, la Sûreté générale a visiblement l’œil sur les employeurs de Lensa Lelisa Tufa. Ce qui laisse espérer que la jeune femme sera bien traitée, le temps de se rétablir, et de retourner chez les siens. Elle avait pourtant formulé le désir, devant sa tante, de changer d’employeur et de rester au Liban, car elle a besoin de travailler. Mais encore faut-il qu’elle ait l’accord de sa patronne et garante…
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Le communiqué de la Sûreté générale
Dans un courriel à L’OLJ, signé du directeur du bureau de la communication, le général Nabil Hannoun, la Sûreté générale rend compte à L’OLJ de son rapport d’enquête concernant la ressortissante éthiopienne Lensa Lelisa Tufa « tombée » du balcon en mars dernier, à Jdeidé : « il n’y a pas eu maltraitance », assure l’institution, se basant sur les dépositions de la jeune femme. Mais elle « suit toujours l’affaire », assurant que « le garant de l’employée de maison s’est engagé à la rapatrier, dès qu’elle sera sur pieds ».
La SG rappelle donc l’affaire, à savoir la « chute » de l’employée de maison du balcon de l’appartement de ses employeurs ; les articles publiés par les médias et les réseaux sociaux ; l’enregistrement audio accompagné de la photo de la jeune femme, sur la maltraitance, les coups et la violence dont elle se dit victime.
« Aussitôt informée sur la possibilité que cette ressortissante éthiopienne soit victime de trafic humain, la Sûreté générale a convoqué toutes les personnes concernées et ouvert l’enquête », dit le communiqué. « Après avoir écouté la déposition de la ressortissante éthiopienne concernée, il en ressort qu’elle travaille chez ses employeurs depuis sept mois, qu’elle est bien traitée, qu’elle n’est pas victime d’abus, qu’elle perçoit son salaire et que son garant n’a rien à voir avec ce qu’il lui est arrivé. Elle a assuré, poursuit la SG, qu’elle a glissé du balcon de l’appartement de ses employeurs, alors qu’elle étendait du linge, debout sur une chaise. Elle a dit aux enquêteurs du poste situé dans le quartier où l’incident s’est déroulé qu’elle n’est tombée pour aucune autre raison, et qu’il s’agit d’un accident. Commentant l’enregistrement vidéo, elle a confirmé avoir tenu ces propos, depuis sa chambre d’hôpital, devant sa tante qui la filmait, après sa chute. Mais elle a précisé que ces propos étaient faux, concernant la maltraitance, la violence, l’enfermement. Le tout, dans un objectif de casser son contrat de travail et de rentrer chez elle. » Le communiqué de la SG relève de plus que « l’autre ressortissante éthiopienne qui travaille depuis 5 ans chez le même employeur n’a signalé aucun cas de maltraitance. Sa déposition est conforme à celle de sa compatriote, Lensa ».
En guise de conclusion, la SG affirme que « le garant de la jeune Éthiopienne s’est engagé à la rapatrier dans son pays aussitôt son traitement médical terminé ». L’institution assure qu’ « elle continue de suivre l’affaire ».
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commentaires (15)
La honte !! Les patrons, et la Surete Générale , et nous tous Libanais qui acceptons ça en silence ...
Danielle Sara
05 h 11, le 04 mai 2018