La censure au Liban est ce marronnier rance qui revient chaque quelques mois, parfois quelques semaines ou quelques jours, pourrir la vie des Libanais. De tous les Libanais, sans exception – hypocrites inclus. Et les inquisiteurs moyenâgeux sont pratiquement toujours les mêmes.
Il y a d’abord les institutions religieuses, chrétiennes ou musulmanes soient-elles : à chaque fois qu’elles interviennent, leur excès de zèle fait passer tous les Torquemada du monde pour de gentils progressistes. D’autant que des magasins en pleine banlieue sud, sur la place Sassine ou au cœur de n’importe quel caza libanais, proposent à mille ou deux mille livres libanaises une copie piratée de n’importe quel film possible et imaginable.
Il y a, surtout, les ultradémagogues, ceux qui vont de surenchère en surenchère : à les entendre aboyer, on penserait que le Liban est à deux doigts d’ouvrir une ambassade à Tel-Aviv à chaque fois qu’un Libanais entre en salle (de cinéma ou de théâtre) pour regarder, par exemple, The Post, qui ramène toutes les Amériques, notamment la trumpienne, à leurs démons et à leurs fanges et qui est un grand chef-d’œuvre, ou L’Insulte de Ziad Doueiri et Tous des oiseaux de Wajdi Mouawad, petits bijoux de réconciliation universelle et atemporelle. Encore une fois, pour la énième fois, personne ne veut, sous aucune forme, de normalisation imposée avec l’État hébreu, dont les gouvernements successifs ont saigné aux quatre veines le Liban dans sa chair, sa terre et sa pierre – même si, un jour, pour sanctuariser le terrain de vie de nos (arrière-)petits-enfants, pour en finir avec un Liban-Gaza ou un Liban-Hanoi, des âmes éclairées des deux pays devront s’asseoir et négocier.
Au lendemain du discours très Darius Ier de Hassan Nasrallah, qui avait carrément désavoué le ministre de l’Intérieur Nouhad Machnouk, des manifestations seraient en préparation devant les cinémas libanais qui ont eu l’infini culot de proposer The Post, présenté presque comme le dernier nanar d’un vague réalisateur américain qui a réuni devant sa caméra deux has been de série B, Meryl Streep et Tom Hanks.
Manifester contre The Post? Sérieusement ? Parce que les Libanais n’ont pas de réelles raisons de manifester, si tant est que cet exercice puisse encore servir à quelque chose? Manifester contre la cherté de vie ; manifester contre les administrations libanaises, corrompues jusqu’à la moelle, et follement incompétentes; manifester contre la crise des déchets, l’électricité, l’eau, l’état des routes; manifester contre les tribunaux religieux qui relèguent la femme et la mère, une fois sur deux, dans les cas de divorce, au rang de citoyenne de huitième zone; manifester contre la Sûreté générale qui nous espionne jusque dans notre lit, notre cuisine, nos smartphones ; manifester contre le report des élections législatives et cette loi bâtarde comme rarement; manifester contre le rapt par le Hezbollah, milice éminemment orwellienne, de pratiquement toute la souveraineté libanaise ; manifester contre l’état de la représentation diplomatique du Liban, littéralement bassilisée ; manifester contre les ingérences politiques, ou militaro-politiques, de l’Iran, de l’Arabie saoudite et de n’importe quel pays tiers ; manifester contre le viol systémique des libertés au Liban ; manifester contre le délabrement tous azimuts de l’appareil judiciaire libanais… Manifester, protester, revendiquer, demander des comptes, dépenser de la saine énergie pour nous, pour notre pays, pour les générations futures, pas contre un film réalisé par un génie, pas contre une pièce mise en scène par un autre, pas contre un livre ou une expo, pas contre l’art, le beau et le bon, pas contre la jeunesse de ce pays, pas contre la décision de Trump de transférer l’ambassade US à Jérusalem, mais, encore une fois, pour nous, juste pour nous, Libanais, et notre patrie définitive : le Liban.
S’il ne tue (toujours) pas, le ridicule est en train de dynamiter le peu de crédibilité qu’il reste à ce Liban pont entre tant de rives, à ce Liban laboratoire de progrès dans un monde arabe sclérosé, à ce Liban oasis. Justement, le prochain Spielberg, une dystopie qu’on dit somptueuse, Ready Player One, raconte comment l’humanité, embourbée en 2045 dans des villes-cloaques, dans la famine, le changement climatique, la pauvreté et les guerres, essaie de survivre dans un espace virtuel appelé OASIS. M. Nasrallah et consorts devraient commencer dès maintenant à œuvrer pour en interdire la diffusion au Liban.
commentaires (10)
Super! Le ridicule c'est aussi de critiquer le film Beirut alors que l'on fait tout pour lui ressembler.
Wlek Sanferlou
13 h 26, le 22 janvier 2018