Rechercher
Rechercher

Liban - La vie, mode d’emploi

91- Le salut par l’idée de salut

On me demande : pourquoi mêlez-vous le salut à vos propos ? En quoi les nouveaux modes d'emploi de la vie que vous décrivez ont-t-il encore à voir avec cette idée, depuis longtemps périmée, de salut? Vous avez beau chercher à en jouer en lui substituant, au détour de certaines phrases, l'autre « salut » qu'on donne à la compagnie, ou à l'ami, ou à l'artiste, cela ne passe pas ! Les inventaires à la Perec que vous semblez affectionner et dans lesquels vous fourrez le bric à brac de nos existences (pour on ne sait quel troc, d'ailleurs) jurent avec le sacro-saint salut, son cérémonial très strict, sa solennité. Faut-il penser que ce terme de salut serait une sorte de « sésame, ouvre-toi ! » adressé au langage et à l'imagination ou un mot fétiche qui fait advenir magiquement l'objet désiré et, ici, le défilé des misères humaines déguisées en bouffonnes? Mais si tel est le cas, le mot est trop subjectif et doit rester à usage privé et secret ; le lecteur n'est censé rien savoir de la cuisine de l'écriture : il est un client à qui on sert un plat bien décoré avec le label « produits frais de notre verger », sans lui préciser qu'avant de le préparer, on s'essuie les doigts avec une vieille serviette, à la propreté plus que douteuse, parce qu'elle a valeur de porte-bonheur.
Peut-être aussi que ce salut de départ n'est pas un laissez-passer pour les mots mais, agissant comme un exorcisme contre la page blanche, vous l'avez converti en hameçon avec lequel vous pêchez les autres poissons. Alors, on peut dire que ce n'est pas si mal trouvé, car avec un pareil vermisseau donnant l'illusion au petit poisson qu'il réussira à sauver sa vie pour aujourd'hui, vous faites briller devant tous les mots la merveilleuse possibilité d'être tirés de l'oubli, de venir soudain miroiter devant les yeux d'inconnus, de les « accrocher », de s'amuser dans vos phrases en compagnie de camarades qui ont même assonance ou qui ne craignent pas la redondance. Néanmoins, quelque judicieux que soit cet usage et bien que n'ayant pas mordu à votre appât, on n'en démord pas : le lecteur n'a pas le goût de toutes ces complications. Il s'appelle lambda, peut sourire quand vous associez son nom à samba ou à l'expression « là, da! je vous ai bien eu », ou autres extravagances de cette espèce, mais le salut, quels que soient sa saveur ou le ton sur lequel vous le prononcez, ne passe ni ses lèvres ni son tympan. Quant à votre oreille à vous, combien de fois n'a-t-elle pas entendu la question stéréotypée : « Votre prochain... parle de quoi ? » Ils évitent tous le mot qui pèse des tonnes d'histoire (de culpabilité, de justification, de peuples massacrés, délivrés, de bibliothèques édifiées, brûlées, etc.) et qui les empêcherait de continuer leur journée avec légèreté, comme si de rien n'était. Pour ceux qui y croient (il peut s'en trouver encore dans ce pays où l'on arbore volontiers le badge de son église), ils ne veulent pas être mêlés à ce fourre-tout où même Dieu ne reconnaîtrait pas les siens. Aussi fait-on l'impasse sur le salut et rit-on de ces travers que vous épinglez, comme un entomologiste les papillons. Le lecteur un peu cultivé, lui, se rappelle, en souriant de sa finesse, que celui qui dénonce la vanité chez autrui n'en est pas lui-même exempt : par sa critique, ne cherche-t-il pas à se faire admirer aussi ?
Et puisque vous persistez et signez et ne voulez pas céder, comme vos pairs en philosophie, aux facilités réclamées par le public, et puisque l'on vient de recevoir, grâce au lecteur cultivé, la visite du grand Pascal, appuyons-nous sur lui et ayons le courage de vous demander si vous auriez, par hasard, « une idée de derrière la tête ». Vous opinez et faites simplement remarquer, habituée que vous êtes à renverser le « pour au contre », que derrière les pratiques répertoriées, et qui sont autant vôtres que celles de votre voisin, il y a comme une absolutisation qui fait croire que le salut de tous en dépend : consommer (les vêtements, les plantes, les paroles insignifiantes ou sentencieuses, les kilomètres, les signes du pouvoir, ...) pour avoir le sentiment d'exister (le fameux avoir pour être) dans ce monde livré aux publicitaires, aux commerçants et aux coachs (cette mixture des deux) ; se lester de ses kilos pour s'élever jusqu'au pinacle, là où l'on est visible de tous et, espère-t-on, du bonheur qu'on dit si volatil... C'est que Nietzsche a peut-être raison, mais autrement qu'il ne le pensait : jamais les hommes n'ont paru si peu sauvés que depuis qu'il a prononcé son fameux « Dieu est mort » !

On me demande : pourquoi mêlez-vous le salut à vos propos ? En quoi les nouveaux modes d'emploi de la vie que vous décrivez ont-t-il encore à voir avec cette idée, depuis longtemps périmée, de salut? Vous avez beau chercher à en jouer en lui substituant, au détour de certaines phrases, l'autre « salut » qu'on donne à la compagnie, ou à l'ami, ou à l'artiste, cela ne passe pas !...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut