Contrairement aux idées reçues, on ne choisit pas ses frères d'élection. Ils s'imposent avec vous, par leur grâce naturelle, la force de leurs convictions, leur rectitude, leur attachement sans bornes à leurs valeurs et principes, leur clairvoyance, leur sensibilité, leur sens de l'amitié et de la fraternité, leur dignité et, surtout, leur pureté.
Élias Moukheiber, qui s'est éteint jeudi matin au terme de cinq ans de lutte on ne peut plus digne et courageuse avec une maladie sournoise et féroce, était tout naturellement pour moi un frère d'élection. Il ne pouvait en être autrement. Il imposait le respect, sans la moindre suffisance. Pourtant, il y avait de quoi. N'est pas l'héritier du grand Albert Moukheiber, du Vieux Lion de la montagne, qui veut. Cela nécessitait de la verve, de l'audace, du panache, de l'élévation, mais aussi beaucoup de naturel, de proximité, de spontanéité, de simplicité. Élias avait réussi en peu de temps à se montrer de la trempe de son oncle. La brillance s'était manifestée naturellement, sans efforts. Elle trouvait toute sa mesure dans la sincérité sans pareille de cet homme complet, ennemi farouche du double langage au pays de la perversité.
Né à Beit-Méry en 1968, Élias Moukheiber a fait ses études primaires et complémentaire au Lycée français de Beyrouth. Comme beaucoup de jeunes, la guerre le force à l'exil en 1984, et il poursuit ses études deux ans durant à Saint Julien en Genevois, en France, au Lycée Mme de Staël, où il obtient son baccalauréat français. Il déménage ensuite en Suisse pour suivre des cours de sciences politiques et d'économie, avant de partir aux États-Unis pour se spécialiser en gouvernance, au Collège de William et Mary, en Virginie. C'est aussi la possibilité pour lui de poursuivre un militantisme humaniste en faveur de la souveraineté et de l'indépendance du Liban sur les campus français, suisses et américains.
Après son retour au Liban, le jeune homme décroche en 1997 un diplôme de la faculté de droit de l'Université Saint-Joseph à Beyrouth, effectue un stage au cabinet d'avocats de Charles Ayrout, puis ouvre son propre cabinet en droit privé, droit d'entreprises et droit de l'immobilier.
Au plan politique, et déjà durant ses années sur les campus libanais, c'est Albert Moukheiber qui est – et restera – son modèle. Aussi ne sera-t-il jamais membre d'aucun parti, partisan d'aucune secte, l'homme d'aucun drapeau. Des principes qu'il conservera jusqu'au bout, même lorsqu'il prendra la décision, en 2005, de se lancer dans la course aux législatives, en tant que candidat au siège grec-orthodoxe du Metn-Nord, sur la liste opposée à celle du Courant patriotique libre, mais sans succès. Il réitéra l'expérience en 2009, sans rencontrer plus de réussite.
Néanmoins, ce n'est pas sur le plan des enjeux de pouvoir qu'Élias Moukheiber trouvait son terrain de prédilection, mais sur celui des principes et des valeurs. Une rectitude qu'il puise aussi de son engagement sans limites auprès de l'église d'Antioche sous la direction du patriarche Hazim, du métropolite Élias Audi et des autres Églises antiochiennes.
En société, Élias Moukheiber épouse les valeurs du 14 mars 2005 dans son combat politique. Il ne manque aucune occasion de monter au créneau pour dénoncer les atteintes à la souveraineté, les dérives populistes, les compromissions humiliantes, les projets sectaires et identitaires comme le projet Ferzli de « loi orthodoxe » et pour promouvoir la justice, les libertés publiques et l'État civil. Mais c'est sans aucun doute son allocution prononcée lors du congrès du Rassemblement de Saydet el-Jabal, le 23 octobre 2011, sous la houlette, notamment, du grand Samir Frangié, qui continue de résonner aujourd'hui.
En voici un extrait, toujours criant d'actualité, et qui n'a rien perdu de sa puissance : « Nous n'avons jamais eu peur de personne ou pour personne, dans la mesure où nous reconnaissons nos spécificités les uns des autres et appelons à l'égalité entre tous. Nous œuvrons pour jeter les bases d'une culture de paix au Liban, la patrie qui est suffisamment grande pour tous ses fils. Nous voulons un État moderne (...) fondé sur la citoyenneté et la justice. Nous ne voulons la protection de personne, que ce soit de l'intérieur ou de l'extérieur. Nous restons attachés à notre appartenance à l'État civil, qui assure la seule garantie certaine, tandis que le mini-État ramènera inéluctablement les malheurs (...) et nous impliquera dans les projets suspects d'effritement. L'État civil est totalement souverain, sans aucun partenaire interne ou externe, parce que cet État est fondé sur le monopole de la violence légitime et rejette l'unilatéralisme, l'arrogance ou la mentalité vindicative, mais aussi sur l'équilibre entre droits et devoirs, et non sur la logique de la force ou de l'arbitraire. Aussi appelons-nous tout le monde à sortir des labyrinthes de la haine, de cesser de remuer les sépultures, de faire preuve de modestie et d'élévation (...). Nous savons que les Libanais sont d'accord sur le rejet de la violence comme moyen de mainmise sur le pouvoir et de réalisation de gains politiques. La solution, c'est que chacun reconnaisse la spécificité de l'autre. Le recours à des ententes stériles et circonstancielles ne fera que consolider le déséquilibre dans les rapports de force (...). Mettons fin à la logique du partage du gâteau, de la duperie et de la peur, qui ont provoqué des dizaines de milliers de martyrs et des centaines de milliers d'émigrés. Le temps de la sincérité, de la réconciliation et de la purification de la mémoire est venu, comme bases essentielles pour l'édification d'un État civil, moderne qui puisse enfin ressembler à nos jeunes... »
Bonne nuit, cher Élias, dans les ténèbres sans fin du Liban et de sa classe politique, qui ne mérite pas ceux qui sont faits de ton matériau : l'or de la bonté, de la vérité, de l'authenticité. Ton printemps n'est pas de ce monde. Merci infiniment d'avoir quand même contribué, de toutes tes forces, et jusqu'au bout, à le rendre meilleur.
À la joie de nos retrouvailles.
Pour mémoire
Élias Moukheiber évoque le souvenir d'Albert Moukheiber, « l'humaniste insoumis »
Allah yirhamak Elie.
13 h 41, le 19 août 2017