Ils sont venus de loin pour réciter une prière, prendre un selfie ou simplement se recueillir en silence sur la tombe d'Omer Halisdemir, le plus célèbre "martyr" du putsch manqué du 15 juillet dernier en Turquie.
Sous-officier dans l'armée, Halisdemir est devenu un héros national en abattant de deux balles dans la tête Semih Terzi, un général putschiste qui tentait de prendre le quartier général des forces spéciales à Ankara, avant d'être lui-même tué par l'entourage du gradé.
Le geste de ce père de deux enfants est souvent décrit par les dirigeants turcs et la presse comme un "événement qui a changé le cours du putsch", et il a fait de Cukurkuyu, petit bourg agricole du centre de l'Anatolie, un lieu de pèlerinage. "L'un des plus grands héros de la nuit du putsch est enterré là", dit Aydin, un étudiant de 23 ans venu avec sa famille d'Ankara, distante de 350 km. "Quand il est tombé en martyr, Omer Halisdemir est devenu le frère de 80 millions de Turcs", ajoute-t-il.
Comme Aydin, des dizaines de milliers de personnes sont venues depuis l'an dernier au cimetière de Cukurkuyu pour se recueillir sur la tombe de Halisdemir, située au bord d'une allée de pins et encadrée de drapeaux turcs.
Dans la province de Nigde, où se trouve Cukurkuyu, le visage carré du militaire, coiffé du béret bordeaux des forces spéciales, est omniprésent : en poster sur la vitre d'une camionnette chargée d'ouvriers saisonniers ou en fresque sur le mur d'une université rebaptisée à son nom.
Près de 250 soldats et civils âgés de 15 à 63 ans ont été tués par les putschistes lors du coup de force. Elevés au rang de "martyrs", leurs exploits forment le socle de ce que les dirigeants turcs appellent l'"épopée du 15 juillet".
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"Mythologie"
Ces nouveaux "héros" sont devenus des références incontournables du président Recep Tayyip Erdogan, qui qualifie régulièrement la lutte contre les putschistes de "deuxième guerre d'indépendance", après celle menée par Mustafa Kemal Atatürk à la fin de la Première guerre mondiale.
Comme un symbole, une statue monumentale de Halisdemir a été érigée sur la place centrale de Nigde, la préfecture de la province du même nom, concurrençant celle d'Atatürk qui y trônait seule auparavant.
"Une mythologie est en train de se construire autour" du putsch "avec ses martyrs et ses héros", remarque un diplomate européen.
Ce phénomène se manifeste concrètement par la multiplication des rues, écoles et autres parcs rebaptisés au nom des victimes du putsch. A Istanbul, la principale structure qui enjambe le Bosphore s'appelle désormais "pont des martyrs du 15 juillet".
"Nos martyrs, ce sont ceux qui ont sanctifié ce pays par le sang qu'ils ont versé, qui ont fait de ces terres une nation. Nous avons une dette envers eux", explique Abdurrahman Tarik Sebik, président de la Fondation des martyrs du 15 juillet, proche du pouvoir.
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Mais ce culte suscite aussi l'avidité d'hommes d'affaires qui n'hésitent pas à exploiter les noms des "martyrs" pour faire du profit. Pour protéger le sien, la veuve de Halisdemir l'a récemment fait inscrire au registre national des brevets et des marques déposées.
L'hommage aux victimes du putsch est également devenu un moyen de témoigner son allégeance au pouvoir. Des entrepreneurs, des collectivités de toute la Turquie s'étaient empressés après le putsch de promettre des aides au développement au village de Cukurkuyu.
"Au début, tout le monde voulait construire quelque chose ici", raconte Ahmet Özer, le "muhtar" (maire local). "Ils voulaient plaire au sommet", ajoute-t-il en référence au président Erdogan.
"Mais presque personne n'a tenu parole", poursuit-il, désabusé. Seule la municipalité de Kocaeli (nord-ouest) et celle d'Ankara ont mis la main à la poche, la première en finançant la construction d'un parc, la seconde en rénovant le mur d'enceinte du cimetière.
Au cimetière, le jardinier Ahmet Yesil, ami d'enfance de Halisdemir, fouille sa mémoire en creusant la terre. "Omer avait une allure de soldat, il avait le regard vif", se souvient-il. "Il disait souvent : +Je ne crains rien, seulement Allah+". Il l'a vu pour la dernière fois une semaine avant sa mort, lors de funérailles d'un proche dans ce même cimetière. "J'aimais beaucoup Omer", dit M. Yesil. "C'était quelqu'un de plutôt normal".
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