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Culture - Exposition

Midad, voyage en arabe(sque)

Manuscrits, morceaux de textiles, céramiques, armures et amulettes, tous ces supports d'expression, puisés dans la collection privée de Dar el-Nimer, sont réunis dans une précieuse exposition* qui retrace la vie et l'influence de la calligraphie arabe.

A Dar el-Nimer, l’exposition « Midad: The Public and Intimate Lives of Arabic Calligraphy ». Photo Christian Moussa

Au XIXe siècle, après avoir été longtemps prohibée sous l'Empire ottoman, l'imprimerie y est finalement introduite. On raconte que face à cette menace futuriste, les calligraphes d'Istanbul, terrorisés, avaient manifesté dans les rues, brandissant des cercueils où ils avaient couché leurs roseaux et leurs encriers.

Leur cortège funèbre présageait la mort imminente de cette technique ancestrale où les mots s'étirent, s'alanguissent et s'ourlent d'ornements cryptés, enluminures creusées à l'encre sur les feuilles au grain épais que le calligraphe laboure comme un champ (chant ?) de tous les possibles. Deux siècles plus tard, si l'imprimerie n'a pas réussi à signer l'acte de décès de la calligraphie, elle en a seulement déplacé la pratique vers d'autres champs. Voilà ce que célèbre Midad, en résumé : avec ses lettrages qui émigrent du livre, le Coran, vers l'arabesque, la tapisserie, la porcelaine, l'enluminure, en dépit de leurs bifurcations, des chevauchements, des dédoublements : la pérennité de la calligraphie arabe.

 

Au-delà du script
Dans le blanc monacal du bel espace de Dar el-Nimer, Rachel Dedman, curatrice de Midad (exposition basée sur une recherche du Dr Alain Georges), tient à élargir la portée de cet événement : « Le but est d'explorer l'influence de la calligraphie arabe au-delà du script dans son sens le plus strict. » Sur un parcours de six sections qui prend des airs de flâneries arabisantes, Midad commence donc par énoncer l'évolution des calligraphies arabes du Kufi au Nastaliq. Dans un deuxième temps, à travers une installation vidéo réalisée par Ramzi Hibri, l'exposition détaille l'aspect technique de la chose, que la curatrice décrit comme « une sorte de combat sensuel entre un pinceau et du papier ». Et de poursuivre : « La suite de l'exposition emprunte une démarche anthropologique qui consiste à connecter ces cents pièces qui s'étendent entre les VIIIe et XXe siècles pour explorer leur influence sur le monde et les territoires arabes en particulier. »

De fait, tour à tour, des espaces vierges jaunis par le temps, noircis par de l'encre tenace sous une main d'artisan ingénu, se font tribune d'un art qui, d'une part, glorifie la parole (divine) autant que cette dernière le glorifie et, d'autre part, laisse son empreinte indélébile sur une multitude de domaines. À savoir l'autorité gouvernementale, l'architecture ou, plus intimement, le corps et ses talismans, en passant par la poésie aux accents soufistes. Ces pièces de monnaie, parchemins, armures, bols en porcelaine ou couvre-chefs permettent également d'explorer les migrations et les mutations de la calligraphie arabe au-delà de son berceau initial, et après le glissement vers l'impression. Soit une belle manière de suivre les pas et retracer la vie d'un art qu'on voudrait éternel.

* Midad « The Public and Intimate Lives of Arabic Calligraphy », à Dar el-Nimer, Clemenceau, jusqu'au 12 octobre 2017.

 

(Pour mémoire : Un nouvel alphabet s'étale sur les murs de Beyrouth)

 

Cinq artistes pour cinq commissions


Au deuxième étage de Dar el-Nimer, cinq artistes exposent les pièces qu'ils ont été commissionnées de créer en puisant dans la collection privée de Rami el-Nimer. Dans Book of Six Directions, de Roy Samaha, le vidéaste et photographe libanais met en scène son exploration d'un livre de Midad d'où émergent des feuilles aux inscriptions coraniques et illustrations de La Mecque, autour d'un rituel aux accents talismaniques.

Mounira al-Solh, quant à elle, a rassemblé des objets disparates (une boîte à aiguilles, un extrait d'une nouvelle de Khalid Khalife, un texte de Iman Mersal et des pages brodées d'un livre de prière de Nasrin) et démontre à travers son No Needles in These Boxes que ces pièces, a priori dissonantes, peuvent se faire écho grâce aux histoires qu'elles recèlent.

De son côté, l'illustratrice et graphiste Jana Traboulsi a conduit des recherches sur des objets de Midad qui l'ont menée à son Kitab al-Hawamish. Elle y examine les notions graphiques de marge et de marginal dans les manuscrits, et d'une manière narrative (plus globale) la relation entre le centre des textes et ce qui les entoure.

Ventriloquize, la douce œuvre de Marwan Rechmaoui, qui détonne de son travail habituel, est le fruit de ses recherches autour des djinns et des esprits, et la manière dont la magie et les notions talismaniques se manifestent encore au présent dans notre langage.

Enfin, Raed Yassin a dressé sa série de portraits Mao I, II, III et IV où des sourates du Coran viennent envahir le portrait de Mao Zedong, faisant ainsi allusion aux répressions qu'ont subies les communautés musulmanes chinoises.

 

(Pour mémoire : Calligraphie d'une partition hybride)

 

Le choix de Rachel Dedman, la curatrice...

 

1) Manuscrit du Coran

Bien que ce Coran ne soit pas a priori la pièce la plus spectaculaire ou la plus significative de la collection el-Nimer, c'est l'une de mes préférées, car elle incarne parfaitement la dimension palimpseste des manuscrits. À savoir, des œuvres dont l'état actuel laisse supposer et apparaître des traces de versions antérieures. Du parchemin original, rédigé entre les XVII et XVIIIe siècles, le texte central (de chaque folio) a d'abord été astucieusement retiré pour être ensuite inséré dans un autre cadre de papier.

Cette intervention délicate, qui a eu lieu un siècle après la rédaction du livre, se devine à travers les deux tonalités de la couleur du papier. C'est fabuleux ! À cela est venu s'ajouter au XIXe siècle, en douce également, l'aspect talisman de ce manuscrit, qui étaye d'ailleurs un large spectre de l'exposition Midad. C'est la raison pour laquelle, sur les recoins de chacune des pages, on découvre des notes presque dissimulées, disant « bon », « mauvais » ou « moyennement mauvais ». Après sa prière, le lecteur peut ainsi s'y référer en ouvrant une page au hasard, tel un présage pour ses actes à venir. En fait, la portée de ce manuscrit est bien plus large que celle d'un vecteur de texte sacré. C'est un objet où se télescopent et s'empilent concrètement des multitudes d'époques...

 

 

2) Pièces de monnaie en cuivre omeyyade

 

 

Elles ont beau être minuscules, les pièces de monnaie ont toujours été considérées comme de puissants ambassadeurs de l'autorité gouvernementale, circulant entre les différentes strates de la société et balayant de vastes territoires géographiques. Ces deux pièces en particulier, émises par Abd al-Malek, le cinquième calife omeyyade, incarnent un moment charnière de l'histoire islamique. La première en date emploie l'image comme emblème d'autorité politique : sur l'une des faces est représenté le calife, une épée à la main, s'apprêtant à la bataille. Sur l'autre, une croix mutilée, dont la ligne horizontale a été retirée, symbolisant la fin du règne chrétien.

Par contre, la deuxième pièce se passe de toute représentation picturale, optant pour la calligraphie arabe comme seul marqueur de pouvoir. C'est un choix qui rompt radicalement avec les traditions. Le texte qui y est inscrit signifie : « Il n'y a de Dieu que seul Dieu » et « Mohammad est le prophète de Dieu », de succinctes et incontestables affirmations de la religion musulmane, à une époque où la grande majorité de l'empire était chrétienne.

 

3) Livre de prières coraniques et dévotionnelles

 

On dirait que cet ouvrage rayonne, qu'il en émane une forme d'énergie sous-tendue par les couleurs luxuriantes des fleurs qu'on penserait illuminées, les disques scintillants et placés tels des marqueurs Sura, la texture chatoyante du papier et la profusion des ornements. D'autant que tous ces éléments visuels sont comme liés par le fil invisible et dynamique de la calligraphie arabe. Toutefois, l'écriture, dans son sens le plus intrinsèque, ne correspond pas à la « perfection » de celles des corans d'Istanbul qui lui sont contemporaines. Car dans ce livre, les lettres s'embobinent joliment ou ont été assujetties à une rotation de 90 degrés afin de les faire contenir dans l'espace. De plus, le naskh – une écriture généralement de très petit calibre – est employé ici dans une dimension si exagérée qu'elle en devient presque ludique.

Tous ces détails marquent une rupture avec les manuscrits classiques ottomans et iraniens, indiquant ainsi que celui-ci a sans doute émergé d'un territoire périphérique aux terres islamiques centrales : le Daghestan, probablement. Ce qui suggère donc que la calligraphie arabe a rayonné ailleurs que dans les berceaux majeurs où les manuscrits traditionnels étaient conçus, permettant ainsi aux calligraphes répandus sur la planète de cultiver leur propre griffe avec plus de liberté.

 

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