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Culture - Spectacle

Du parfum des souvenirs des morts, la vie se nourrit...

Avec « 3asahou Yahya » (Puisse-t-il ressusciter), Ali Chahrour clôt sa trilogie sur la déchirure de perdre les vivants. Un spectacle une fois de plus iconoclaste où il règle ses comptes avec la mort et la société. Dans une émotion violente et une effusion vive. Une invitation pour sonder la douleur de la séparation. Par-delà toute couleur profondément arabe, un spectacle impressionnant et dur où les corps, les voix et les paroles ont une incroyable fusion et dimension.

Photo Zyad Ceblany

Sur une scène quasi nue, rongée par les ténèbres, avance une femme, pieds nus, cheveux d'ébène et dénoués sur les épaules, collant et bustier noirs près du corps. Elle sort de la part d'ombre de la scène. Prêtresse de ceux qui partent et de ceux qui sont en deuil. Elle ouvre le chapitre des lamentations, des ululations, des plaies qui ne se refermeront jamais.

Comment dépasser le deuil, le cri du cœur, cette part qui meurt avec l'autre qui a fait partie de notre vie et parcours ? Tout se joue dans cette zone de noir, ce trou d'où nul ne revient. Trois jeunes hommes se lèvent et rejoignent la scène et la déesse qui les convoque, les invoque.

La masculinité est à l'épreuve. Les hommes face aux pleurs, aux faiblesses, à leur virilité soudain fêlée. Ici, les hommes dansent, s'inclinent devant l'inévitable, composent avec ce qui révolte et chavire. Entre chant, danse et flot de paroles dans un arabe guttural et intense (avec un passage irakien), les anneaux de la mort, tel un boa constrictor, se resserrent jusqu'à l'étouffement.

Ce n'est pas du théâtre. Ce n'est pas une emphatique déclamation de poésie. Ce n'est pas un tour de chant. Ce ne sont pas des mélodies ou cadences pour instruments de musique arabe. Ce n'est pas de la danse contemporaine. Encore moins orientale. C'est une combinaison de tout cela à la fois pour créer une atmosphère. Suggérer un cérémonial. Primitif, violent, dur, même brutal. Car seule la mort secoue, ébranle et dépasse les humains.

Comment cerner les ondes d'une mère qui perd son enfant, des amants séparés dans leur chair et esprit, un époux qui ne rentre plus, une épouse qui n'est plus gardienne du foyer ? Les corps inertes sont une image effrayante quand la vie a le dessus. C'est cette liaison impossible à percevoir et accepter que tente de dévoiler le spectacle de Ali Chahrour qui a pris aussi le parti de danser cette fois. Du moins bien plus et mieux que dans ses deux précédents spectacles.

Comme des électrochocs qui traversent tous ses membres, les appels de la vie resteront vains. En transe, en état de dislocation, en gestes sensuels ou saccadés, la jambe nerveuse comme sous un influx électrique ou magnétique, toupie comme un derviche tourneur, le torse saisi de convulsion, il est celui, comme Lazare, appelé à se lever. Mais pour la déesse (femme, mère, conjointe) qui le somme de respirer et innerver ses mouvements chaotiques en une unité cohérente, l'appel reste une injonction stérile.

 

(Pour mémoire : Ali Chahrour danse la tristesse d'Ishtar et sa liberté retrouvée)

 

 

Mécanique chronométrée
Ishtar qui chante sa douleur nue, la mère hagarde qui balbutie et scande le nom de Dieu car elle n'a plus ni ressource ni choix, c'est là l'effroyable moment où les morts rentrent dans l'au-delà. Au désarroi de ceux qui restent de l'autre côté du miroir. Avec pour sous-titre Wa yachoummou el-3ebeqa (Et sentir la fragrance), il est évident que ce travail est là pour rôder autour de l'insaisissable. Du parfum des souvenirs des morts, la vie se nourrit...

Côté jeu des acteurs-danseurs, l'instant est à la gravité. Pas un rai de lumière si ce n'est ce sourire et cette complicité entre les disparus et ceux qui restent sur les rives des vivants. Comme une main tendue à travers un écran infranchissable. La danse, leste, impeccable de maîtrise, est captivante et faite de pas simples et précis en une mécanique admirablement chronométrée et huilée.

Le verbe, dans une langue arabe aux diaprures somptueuses et aux intonations incantatoires, a une place ample et retentissante. Une homélie glaçante quand une mère appelle son fils dans la quête éperdue d'Orphée pour Eurydice dans sa descente aux enfers...

La musique, puissante dans ses jets de tambourins battus en ondes sonores assourdissantes, incendiaire dans les cordes grattées avec fureur et frénésie, souffle au cœur dans les trémolos échappés aux gorges étranglées, est la charpente vivante de ce spectacle conçu comme un troublant cérémonial de la mort. Cette mort lente que l'on attend dès la naissance et qu'on sait que tous vont y passer !

On sort du spectacle tout retourné par tant de beautés imprévues, tant de force visuelle (pourtant il n'y a ni décor ni extravagance dans les costumes), tant de lenteur solennelle et répétitive, tant d'impuissance devant le chagrin, tant de vérité qu'on tente en vain d'occulter.

Avec quelques moments merveilleux, tel cet archet qui s'acharne sur les cordes tandis que Ali Chahrour, épaules déployées, offre sa gorge à cet archet comme à une dague mortelle pour le décapiter... Ou cet autre instantané où trois jeunes hommes, au rythme d'un tambourin en main, font de petits pas d'alezans portant charge de cavalerie légère. Ou bien, pour en revenir à la Grande Faucheuse qui prend ici le devant de la scène, cette mère (ou cette amante) qui danse avec des bras qui bougent telles des branches d'un arbre au vent. Et tel un double ou une ombre protectrice, le fils (ou l'amant) reprend en douceur les mêmes gestes. Les esprits sont certainement là. Mais comment les saisir ? C'est une fragrance, une essence volatile, on la sent mais on ne la touche pas, on ne la palpe pas.

Comme un requiem, un Te Deum ou une célébration funéraire des pays latins chrétiens, 3asahou Yehya de Ali Charour est une approche et exploration scénique inédite de la notion de la mort, mais venue de terre d'islam. Avec un faisceau d'histoires, de légendes, de comportement sociétal où les expressions vocales, corporelles et verbales ont un rôle prépondérant. Un travail remarquable par son originalité, sa recherche, sa richesse, sa diversité, sa différence.

 

« 3asahou yahya wa yachoummou el-3ebeqa » (Puisse-t-il ressusciter et sentir la fragrance) ce soir et demain, au théâtre al-Madina, à 20h30. Billets à la librairie Antoine.

 

Fiche technique

Chorégraphie : Ali Chahrour
Dramaturgie : Junaid Sarieddine
Interprètes : Hala Omran, Ali Chahrour
Musique : Ali Hout et Abed Khobeissy
Costumes : Rayya Morkos
Éclairage : Guillaume Tesson.

 

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