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Moyen Orient et Monde - Récit

« Ma fille est morte et mon fils est blessé. Je vais mourir. Je suis brisé »

Dans la guerre qui oppose les forces armées irakiennes aux jihadistes du groupe État islamique, les habitants de Mossoul payent le prix fort. « L'Orient-Le Jour » a suivi la cadence infernale des infirmiers irakiens qui soignent les civils en première ligne.

Un homme blessé reçoit les premiers soins à Mossoul. Thaier al-Sudani/Reuters

Ghali Ashim réajuste ses gants bleus devenus rouges. Sa bouche surmontée d'une moustache poivre et sel se tord dans une grimace. « Vite, vite, passe-moi la morphine », supplie-t-il en jetant un regard vers un autre infirmier. Le soleil n'est pas encore à son zénith et une trentaine de militaires et de civils se sont déjà succédé dans le centre médical improvisé de Gogjali, en périphérie de Mossoul, dernier grand bastion en Irak du groupe État islamique (EI). Sur le lit de camp, son patient se débat en gémissant.

Un filet ininterrompu de sang coule de son visage. Une partie de sa mâchoire a été arrachée par un obus de mortier. En face, un adolescent a été blessé dans la même attaque aux deux jambes et au bras droit. Inerte, il est transporté sur un brancard pour être transféré vers un autre centre médical. Le but de cet avant-poste, Ghali Ashim, casquette noire vissée sur le front, le résume en trois mots : « Arrêter les saignements. » Originaire d'un village au sud du pays où il n'y avait aucune infrastructure médicale, cet infirmier de combat avait débuté sa carrière il y a neuf ans en conduisant les malades jusqu'en ville. Et après 10h du soir, heure du couvre-feu imposé par les troupes américaines, il soignait ses voisins dans sa propre maison où il vit avec sa femme et ses treize enfants. « Dont six jumeaux », précise-t-il en gonflant les biceps.

(Lire aussi : « Les familles elles-mêmes ont dû identifier les cadavres en fouillant leurs poches »)

À l'intérieur de la maison grise à deux étages qui leur sert de dispensaire, une femme âgée enveloppée d'une abaya noire hurle de douleur. La chance lui a pourtant souri : une balle l'a frôlée, lui traçant un profond sillon dans le dos, mais sans toucher la colonne vertébrale. « Laissez-moi mourir, j'espère seulement que mon mari va bien. Où est-il ? Où est mon mari ? » pleure-t-elle en plongeant la tête entre ses deux mains. « Je suis sûr qu'il va bien », tente de la rassurer Ghali Ashim en lui donnant de l'eau.
« L'État islamique utilise les civils comme bouclier humain pour se protéger », estime l'infirmier qui, après avoir fait évacuer son patient, profite de l'accalmie pour fumer une cigarette dehors. « Ici, nous essayons de faire notre possible. Nous contrôlons les saignements. Mais nous n'avons pas réussi à arrêter l'hémorragie de cet homme. Sa mâchoire était complètement détruite. Donc nous allons le transférer vers un meilleur centre médical près de la base des combattants kurdes. Les ambulances... » Il s'interrompt brusquement. Un véhicule blindé noir fonce à toute allure dans un nuage de poussière : un nouveau blessé. Il se précipite vers la porte pour aider l'homme au visage livide à marcher jusqu'à l'intérieur.

Faraz Abdul a été touché au niveau du torse dans une frappe à l'obus de mortier, une arme redoutable qui permet aux jihadistes de viser à distance les quartiers déjà libérés par les forces progouvernementales. Sous le regard embué du voisin du blessé, Ghali Ashim coupe au ciseau le t-shirt blanc ensanglanté de son patient et enfonce ses doigts dans la plaie pour en retirer un fragment de métal.

« Ils ont tout prévu, sauf de s'occuper des civils blessés »

Avant le début de l'offensive militaire pour reprendre Mossoul, tombée en juin 2014, les forces armées irakiennes avaient largué par avion des milliers de tracts demandant aux civils de rester chez eux et d'éviter les lieux fréquentés par les jihadistes de l'EI. L'armée souhaitait ainsi éviter un exode massif, et estimait que les habitants seraient plus en sécurité dans leur maison que sur les routes. « Les civils seront exposés à des risques extrêmes à Mossoul. Bien au-delà de l'échelle de Richter », prédisait pourtant un diplomate occidental à la veille de la bataille.

Et après un mois de guérilla urbaine dans la deuxième plus grande ville du pays, où vivent au moins un million de personnes, la liste des victimes ne cesse de s'allonger. Pete Reed, un vétéran américain de la guerre en Afghanistan reconverti dans l'humanitaire, épaule Ghali Ashim au centre médical de Gogjali. Il se dit « choqué » par le manque de moyens dédiés aux soins des civils blessés dans la bataille pour Mossoul.
« Entre les Nations unies et les organisations humanitaires, combien d'acteurs pourraient apporter des soins médicaux au civils ? Ils avaient deux ans pour se préparer, et combien d'entre eux sont ici sur le terrain ? Ils ont tout prévu, sauf de s'occuper des civils blessés », dénonce-t-il. « Nous avons besoin de vrais médecins, nous avons besoin d'aide », avoue le colonel Ali al-Kanari, membre des forces du contre-terrorisme irakien, qui estime à quarante le nombre de blessés qui transitent quotidiennement par le dispensaire de Gogjali. Il y a quelques jours, ils en avaient admis 150 en l'espace d'une seule journée.
Enveloppé dans une couverture de survie dorée, Faraz Abdul est stabilisé. Il va être transféré sous peu, loin des combats. Ce matin, une couverture semblable avait servi de linceul à un enfant moins chanceux. Assis à son chevet, le voisin de Faraz est soulagé. « Ne t'inquiète pas, le voyage est gratuit », lui glisse-t-il en éclatant de rire.

(Lire aussi : À Mossoul, l'autre combat de l'armée irakienne...)

« Tu es un héros papa, tu es mon héros »

Il est huit heures. Ghali Ashim se réveille avec une tasse de thé noir et la mélodie de la guerre. Ce matin, il a pour mission d'aller chercher avec son ambulance des provisions d'eau et de nourriture. Mais la guerre ne fait pas de pause. En chemin, l'infirmier croise une ambulance garée sur le bord de la route. Elle est en panne, et six blessés sont à l'intérieur. « Qu'est-ce qui s'est passé ? » s'inquiète Ghali Ashim en ouvrant la porte de l'ambulance. « Ma famille... Ma famille... » balbutie un homme en pleurs. Ses mains tremblent, ses yeux s'illuminent d'une douleur démente. « Un obus de mortier est tombé sur ma maison. Ma fille est morte et mon fils est blessé. Je ne sais pas où se trouve le reste de ma famille. Je ne peux pas... Je vais mourir. Je suis brisé », hurle-t-il en s'accrochant à son fils qui a la jambe en sang. « Tu es un héros papa, tu es mon héros », lui répond son enfant en l'embrassant sur le front.

Il faut faire vite. Ghali Ashim doit les conduire jusqu'au centre médical le plus proche. Les blessés sont transférés dans son véhicule, tandis que des gamins du quartier prêtent main-forte en déplaçant l'eau et la nourriture dans l'ambulance en panne. Chaque minute compte, certains sont très grièvement blessés. « Nous arriverons dans cinq minutes », assure Ghali Ashim en agrippant le levier de vitesse. Mais c'est sans compter les quatre check-points tenus par des forces armées différentes qu'il faut traverser.

« Ouvrez la porte », ordonne un soldat des forces du contre-terrorisme alors que l'ambulance arrive à sa hauteur. Ghali Ashim est obligé de sortir pour lui montrer les blessés, puis remonte rapidement. Quelques minutes plus tard, il est à nouveau arrêté, cette fois par les peshmergas, les combattants kurdes d'Irak. À nouveau, l'infirmier doit ouvrir le coffre pour pouvoir avancer. Une semaine plus tôt, ils avaient refusé de laisser passer une femme enceinte blessée en pensant qu'elle était arabe. Elle avait dû sortir de la voiture en criant qu'elle était kurde pour que les peshmergas réagissent enfin, et que l'un d'eux aille jusqu'à réquisitionner la voiture d'un civil pour la conduire à l'hôpital.

Il aura fallu à l'infirmier près de trois quarts d'heure pour parcourir la vingtaine de kilomètres qui le séparait du dispensaire de Khazer, une simple tente et des matelas au sol, au milieu d'un camp qui accueille une fraction des 72 000 civils qui ont fui les combats. Assis au volant de son ambulance, Ghali Ashim s'allume une cigarette. Trois gouttes de sang tachent le col de sa chemise. « Il faut que je retourne à Mossoul maintenant, dit-il en lançant le moteur. Nous allons encore avoir beaucoup de travail aujourd'hui. »


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