Recep Tayyip Erdogan aura pris sa revanche après sa victoire dimanche lors des élections législatives anticipées qu'il avait réclamées après un premier revers en juin dernier. Il a ainsi obtenu un score inattendu, même pour ses partisans, soit 49,4 % des suffrages, remportant ainsi 316 des 550 sièges du Parlement.
Parmi les Turcs, d'aucuns pensaient, parmi les plus optimistes, que les résultats des votes ne changeraient pas beaucoup entre ceux de juin et ceux de novembre. D'autres, par contre, en ont largement profité pour changer de vote. Et en cinq mois, l'atmosphère en Turquie s'est bien détériorée. En effet, après les attentats de Suruç du 20 juillet, la reprise du conflit kurde qui s'ensuivit, et les attentats d'Ankara du 10 octobre, il est clair que la donne est tout autre. Et le président Recep Tayyip Erdogan en a été le seul bénéficiaire. En attisant les tensions, il a su amener ses anciens votants à confirmer leur vote d'une part, et à amener les électeurs qui n'avaient pas voté pour le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) en juin dernier à le faire ce 1er novembre d'autre part.
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Le climat de tensions semble être le facteur principal du changement des suffrages des citoyens turcs. Selman, habitant d'Ankara, qui était sur place au moment de l'attentat d'Ankara, a modifié son vote justement à cause de la montée des périls en Turquie. « La guerre est à nos portes et dans notre pays même. Il nous faut une stabilité que seul Erdogan peut apporter. C'est la raison pour laquelle j'ai modifié mon vote : du MHP (Parti d'action nationaliste), je suis passé à l'AKP », explique-t-il.
Ferhat est quant à lui plus nuancé. Pour cet étudiant kurde, qui a maintenu son vote pour le Parti démocratique des Peuples (HDP), le président Erdogan, qui a en effet parfaitement su attiser les tensions et maintenir un climat de peur, n'est pas le seul responsable de cette atmosphère délétère. « La violence du PKK semble avoir beaucoup coûté au HDP. Pas seulement les attentats de Suruç et d'Ankara », explique-t-il. Baris, habitant de la province de Düzce (Ouest) qui n'avait pas jugé bon de voter en juin, a pour sa part décidé d'accomplir son devoir de citoyen avant-hier en se rendant aux urnes tout spécifiquement contre le HDP : « Je n'avais pas voté en juin mais devant l'entrée au Parlement du HDP, en plus de l'insécurité croissante, j'ai choisi de voter AKP. »
Mais bien que le HDP ait perdu 21 sièges au Parlement, nombreux sont ceux qui enragent encore à la vue du score du parti de Selahattin Demirtas. Le parti prokurde, en obtenant 10,75 % des voix, est tout juste parvenu à se maintenir au Parlement et à remporter 59 sièges. Pour beaucoup de Turcs antikurdes, tel l'étudiant en théologie Özkan, « le maintien du HDP, trop proche du PKK, au Parlement est une déception ».
Si une grande part des Kurdes déplorent une baisse importante des votes en faveur de l'HDP, et fustigent encore et toujours ceux des leurs pour qui religion sunnite et opportunisme économique comptent bien plus que l'identité ethnique, ils en veulent davantage aux votants de l'HDP de la première heure qui ont voté cette fois-ci pour l'AKP par souci de stabilité et de sécurité. C'est en parlant de tels revirements de la part d'une partie des Kurdes que Dilek, jeune femme kurde originaire de Gaziantep, déclare en grognant qu'« il y a vraiment des gens atteints du syndrome de Stockholm ».
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Le parti prokurde n'est pas toutefois le seul à avoir subi une dégringolade dans les suffrages en faveur de l'AKP, comme en témoigne les maigres scores du parti nationaliste (MHP). « Mon parti est passé de 16,5 % à 11,9 % et a perdu quasiment la moitié des sièges qu'il avait obtenus. Je suis très déçu », déplore Rüçhan, étudiant d'Anamur, avant d'ajouter, énervé, qu'« il y a dû avoir des fraudes et des manipulations : 50 millions de votes ont été comptés en 2 heures. Il a été supposé par des spécialistes qu'il en aurait fallu 5 ! » La déception est aussi la même pour Aykut, jeune Turc d'Istanbul, qui a maintenu son vote pour le MHP, pour qui « la situation est plus qu'injuste : les élections avaient pourtant été jouées (en juin) ! ». La défection au sein de ce parti nationaliste s'expliquerait par le désir sécuritaire de ses anciens partisans qui ont, eux aussi, préféré se tourner vers la stabilité que la majorité islamo-conservatrice leur promettait.
Seul le Parti républicain du peuple (CHP) a réussi à se maintenir à flot, et même à faire un peu mieux qu'en juin, en obtenant deux sièges en plus au Parlement, portant ainsi le nombre de ses députés à 134.
Tandis que les résultats des élections d'avant-hier redonnent espoir à beaucoup de Turcs et de Kurdes qui aspirent à la stabilité en ces mois d'insécurité, pour d'autres, le pays poursuit sa route dans une phase dictatoriale. Beaucoup en sont d'ailleurs conscients. Comme la jeune Bingöl qui inscrivait sur un réseau social : « Tu es tragi-comique, ô Turquie. Je n'ai plus rien à attendre de la démocratie, ici. »
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LA LIBRE EXPRESSION
17 h 44, le 03 novembre 2015