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Culture - En librairie

L’insoumission du verbe de Najwa M. Barakat

Au commencement était le verbe. Paroles bibliques sacrées. Pour un ordre universel. Et si le système se déglingue ? Najwa M. Barakat*,dont le dernier opus traduit en français est dans le collimateur des prix pour cette rentrée, en donne une saisissante fiction-métaphore.

Si une lettre tombe d'un texte et qu'une autre la remplace? Si un mot est gommé et qu'un autre usurpe sa place? C'est à cette fantaisie, cette insoumission, cette lecture iconoclaste et d'ouverture que penche brusquement l'écrit, en langue arabe diaprée de Najwa M. Barakat, dans son roman La Langue du secret * aux éditions Sindbad/Actes Sud (dans la première sélection du prix Femina). Une fabulation diablement bien troussée aux allures de thriller policier qui interpelle et désarçonne. Pour un onirique voyage en Orient, mais qui colle si bien à la réalité...

Femme à multiples casquettes (réalisatrice, journaliste, romancière), Najwa M. Barakat est née en 1960 à Beyrouth. A à son actif, six romans. Jamais anodins. Ils touchent tous des préoccupations sociales et existentielles et, par effraction, spirituelles qui ne laissent pas indifférents. Et de sa plume bien trempée, l'auteure ne va pas forcément dans le sens du poil. Mais sait aussi caresser à rebrousse poil le sujet traité pour mieux faire dégorger la part d'invisible, d'indicible, de non-dit, de soigneusement tue ou escamotée. L'hypocrisie n'a pas ici de place !
Et c'est dans ce sens, une fois de plus, dans son opus traduit en français, que se construit son univers romanesque. Qu'on n'a pas comparé à tort à celui d'Umberto Eco décryptant les mensonges et les turpitudes de l'inquisition dans Au nom de la rose. Atmosphère de clair-obscur, univers mi-lumineux, mi-glauque, secrets et intrigues entre prière à Dieu et barres de prison.
Dans une confrérie ésotérique se révèle l'enquête parfaitement policière d'un manuscrit volé. Branle-bas dans la ville d'al-Yousr (la gauche: la révolution vient toujours de gauche, n'est-ce pas? C'est élémentaire) où grand maître et acolytes hiérarchisés s'affolent devant la perte d'un coffre où réside le pouvoir des mots sur un précieux parchemin. Et le parchemin mystérieux tombe entre les mains de Khaldoun, jeune libraire versé dans la science des lettres.

Comment lit-on un texte? Quelle marge de liberté, d'imaginaire, de fantasme, de glose permise, d'originalité, de rigueur pour interpréter ce verbe qui coule sous les yeux ? Où commence la digression, où s'arrête l'esprit borné ? Où se place un esprit percutant où meurt une perception obtuse ?
Toute la querelle des fanatiques, des intolérants, des dogmatiques enragés et des hommes avisés, libres, de bon sens et d'évolution est là. Dans toute son âpreté, sa perfidie, sa violence, son mordant, son venin, son combat acharné, son besoin de libération, son parfum de liberté.
Dans cette fabulation, au départ comme un conte oriental improbable, se love une réflexion intellectuelle, littéraire du plus haut intérêt. Car aujourd'hui le verbe est plus que jamais objet de dissension, de dissuasion, de persuasion. Mais aussi objet plus de déchirement que de rassemblement, plus de confusion que de compréhension, plus de cacophonie que d'harmonie, plus de guerre que de paix.
À travers cet antagonisme à mille et une étincelles, une allégorie évidente se dessine au fil des pages d'un récit haletant et habilement conduit. Confrontation amusante (et enrageante hélas en réalité) entre les tenants de deux conceptions qui font chavirer ou élever une vie.

Sous la plume de Najwa M. Barakat il y a les délices de la narration ainsi que le fil soyeux, revêche ou entremêlé d'une histoire aux coulisses comme de longs tunnels de sérail farouchement gardé. Ainsi que des personnages bien croqués (parfois comiques et étonnants) dans leurs travers ou leurs sublimes connaissances et éruditions. Un troublant affrontement entre pouvoir et savoir, entre connaissance et ignorance, entre clarté et obscurantisme.
Changer un mot, intervertir une lettre, omettre un son, trafiquer un alinéa, jouer sur un paragraphe, orchestrer à l'arbitraire d'une ponctuation, lire à sa guise ou rester dans le carcan limité de lignes sacro-saintes et sans aération d'un texte... Voilà de quoi il s'agit dans ce livre.
Un livre polémique, aujourd'hui adroitement traduit en français mais qui gagnerait davantage à être lu dans sa langue originelle arabe. Car c'est là que réside saveur, richesse et substantifique moelle d'un ouvrage qui a en référence, en dernière page, comme un explicite épilogue, un tableau de l'alphabet de la langue d'al-Moutanabi. Tableau qui a les clefs de tous les symboles, métaphores et allégories touchés.
Avec, en toile de fond, comme un théâtre de marionnettes, une kyrielle de personnages du monde arabe et musulman. En un vertigineux carrousel, défilent savants, ascètes, prédicateurs, soufis, alchimistes, occultistes, mathématiciens. Sont cités : Alâyali, Muhyîddîn Ibn Arabi, Ibn Masarra al-Jabali, Sahl al-Tustari, Sarrâj, Chams Eddine. En témoins éloquents et vivants à travers les siècles, ils font l'essence, la texture et la turbulence intellectuelle de ce roman qui en appelle, par-delà le sens et le brio d'une narration menée de main de maître, à la lumière, la raison et la réflexion.

* « La Langue du secret » de Najwa M. Barakat (Sindbad/Actes Sud-L'Orient des livres), traduit de l'arabe (et portant initialement le titre de « Lughat al-Sirr ») par Philippe Vigreux, 250 pages, est disponible à la librairie al-Bourj.

 

 

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