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Lifestyle - Tous les chats sont gris

En 1974, ils avaient 20 ans et la nuit rien qu’à eux

Des bribes d'images nocturnes arrachées aux limbes de l'âge d'or beyrouthin. Soit l'incarnation même de cette époque à la fois trouble, élégante, cool, libératrice. Ludique par-ci et triste par-là. Récit d'une nuit dans le Beyrouth des années 70...

Des bribes d’images nocturnes arrachées aux limbes de l’âge d’or beyrouthin. Soit l’incarnation même de cette époque à la fois trouble, élégante, cool, libératrice. Ludique par-ci et triste par-là. Récit d’une nuit rêvée dans le Beyrouth des années 70...

Trente livres libanaises. C'est ce que lui avait nonchalamment tendu son père, affalé sur le trottoir du Horseshoe, une Winston aux lèvres, des lunettes noires agrafées aux yeux. « Je suis un client à la boutique de sa maman, tu prendras bien soin d'elle. Waylak ! » lui avait-il asséné d'un air de je-ne-sais-quoi à la Marcello Mastroianni. Trente livres, de quoi sortir la blonde de dix-huit ans à peine qui lui avait cambriolé le cœur aux prémices de cet été 74, autour de la piscine du Coral Beach. En arrivant sur la terrasse de son appartement rue Justinien, il lui avait arraché un bébé hortensia, en jugeant que ça irait bien. En boutonnière sur l'une de ses chemises en daim, ou pour orner sa chevelure or sagement tressée. Avant de se contenter de sa dégaine mal peignée, façon Richard Dreyfuss, et de quelques gouttes de Amatoury 114 glissées au creux du col pelle à tarte de sa chemise à motifs bizarroïdes.

Banane Alcazar et sabots de bois
Sa Fiat 125 ralentit devant l'immeuble arrondi de la rue Émir Omar, il sent déjà son cœur battre. Et frapper plus fort, quand il discerne le claquement si particulier du bois de ses sabots, achetés chez IF à Hamra, foulant les marches des escaliers. Une fois à bord, elle pose un baiser saveur Bazooka sur sa joue barbue, tout en fuyant le regard de sa mère flanquée sur le balcon en inspecteur général, main sur la hanche et bigoudis dans les cheveux. Quelques rues plus loin, devant le Wimpy, il lui propose maladroitement un Banane Alcazar qu'elle décline, jupe cintrée oblige, avant d'aller voir Alice Doesn't Live Here Anymore qui passait au Saroulla. Et là, émerveillée, les yeux en extase face à une Ellen Burstyn à tomber, elle ne lui a même pas octroyé ne serait-ce qu'un regard. Ça l'agace, mais la nuit est encore jeune, se dit-il, alors que sa Timex indique tout juste 21 heures. « Emmène-moi danser » lui lance-t-elle avec son regard en amande, improvisant quelques pas de danse sur le trottoir de la rue Hamra, fille adoptive des Champs-Élysées. Elle rêvait d'une soirée aux Caves Du Roy, car on lui avait raconté que lorsque sa mère passait la porte de ce lieu au décor pseudomédiéval, le chanteur Joe Diverio, qui y officiait presque tous les soirs, arrêtait la musique pour lui entonner Ho capito che tiamo, son morceau fétiche.

Fleurs psychédéliques et décor baba cool
Mais c'est à la Flying Cocotte de Kantari qu'il l'a entraînée. Pour son baptême en boîte de nuit, il l'embarque dans un voyage aussi psychédélique que psychédélirant, dans un océan de bulles jaunes et rouges, de cascades et de couleurs acidulées, de dessins enfantins et de marguerites gonflées comme sorties d'un trip sous acide. Un univers rythmé par les tubes des Beatles, Bee Gees et Supertramp. Ici, il l'introduit aux pas de twist, lui offre sa première cigarette, lui sert un puis deux verres de Jamaïca en arc-en-ciel. Autour, les filles se fondent aux posters plaqués sur les papiers peints de leurs chambres : elles ont fait pousser des franges en rideau, très Jane Birkin ; arboré un Vichy rose, très Brigitte Bardot ; dégainé le look patte d'eph' et gilet à franges, très Janis Joplin ; ou enfilé une robe trapèze, très Françoise Hardy. Les garçons, en toutes sortes d'imprimés incongrus, pantalons boudinant et sorte de claquettes vernies aux pieds, ont les yeux rivés sur elle, cette beauté ovni parachutée dans la cour des grands. Et au moment du slow, lorsque Joe Cocker lance les premières notes de You Are So Beautiful, lassitude ou impatience, elle lui propose avec malice d'aller se trémousser ailleurs. « Mais vraiment danser ! » Alors que tout ce qu'il espérait, le pauvre, était ce slow...

Leurs pas dans le sable
Il obtempère. Dans la Fiat rouge carmin qui traîne du pied, ils débarquent sur les rives du Coral Beach pour la soirée dernier cri, concept débarqué tout droit d'Amérique : une beach party, baptisée Beachcomber. Sur la pelouse colorée aux LEDs, tout le monde a opté pour les petites tenues de Thunderball : pour les hommes chemises colorées et maillots ras les fesses, et pour les demoiselles bikinis en triangle et culottes taille basse. Les corps ondoient, se font et se défont. On fume des cigarettes roulées et se roule des pelles en catimini, derrière un buisson. Très vite, aveuglé par les flashs des stroboscopes, étouffé par la moiteur fiévreuse des corps et les effluves de haschisch, il ose enfin lui attraper la main et l'emmener se promener au bord de l'eau. « Je t'invite à manger de la achta chez Ajami », lui dit-il alors que leurs pas s'enfoncent dans le sable poudreux sur lequel on se balade sans crainte. Et là, sous la lumière laiteuse d'une lune et de morceaux de ciel étoilé, il lui dérobe un premier baiser.
Ce moment de candeur et d'insouciance qu'ils ne reverront plus jamais, du moins pas sur cette rive.

 

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Trente livres libanaises. C'est ce que lui avait nonchalamment tendu son père, affalé sur le trottoir du Horseshoe, une Winston aux lèvres, des lunettes noires agrafées aux yeux. « Je suis un client à la boutique de sa maman, tu prendras bien soin d'elle. Waylak ! » lui avait-il asséné d'un air de je-ne-sais-quoi à la Marcello Mastroianni. Trente livres, de quoi sortir la...

commentaires (3)

Ce Liban est à jamais disparu. Moi, je n'aime pas ce que mon pays est devenu!

Dounia Mansour Abdelnour

21 h 22, le 13 juin 2015

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Commentaires (3)

  • Ce Liban est à jamais disparu. Moi, je n'aime pas ce que mon pays est devenu!

    Dounia Mansour Abdelnour

    21 h 22, le 13 juin 2015

  • Permettez-moi d'ajouter le cinéma Rialto en plein air, les bains Ondine, restaurant Mansour, l'agence Chevrolet, les hôtels Bassoul, Normandy, restaurant Lucullus, qahwet el-Hamra, le Kit Kat, rue Ahmed Chawqi, l'avenue des Français, rue Trablos, L'Orient, al-Jarida, un sahn foul chez Ajami... des temps heureux.

    Un Libanais

    10 h 41, le 13 juin 2015

  • RIZKALLAH!Ah le bon vieux temps. La belle epoque! Ce temps malheureusement semble a jamais revolu. Au lieu que ce petit pays reste une oasis de paix dans un monde arabe en ebullition, au lieu qu'il continue a servir de modele de coexistence, de tolerance et de civilisation, certains ont voulu en faire un terrain de luttes et de guerres permanentes et ils y ont reussi. QUEL GACHIS!!!

    Georges Airut

    03 h 22, le 13 juin 2015

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