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Lifestyle - Tous les chats sont gris

Banquet oriental ou banquet fellinien ? C’est idem

Bienvenue au cœur d'un festin pantagruélique, comme dans la cuisine d'une mamma libanaise...

Photos Makram Bitar

On nous avait mis en garde. On nous avait prévenu qu'un dîner chez Em Shérif, ouvert depuis 2011, est littéralement fatal. Que c'est un boulet capable d'assommer les estomacs les plus costauds à coup de petits mezzés débordants et délicieux, mais sournois. On avait donc tenté, pendant longtemps, de fuir ce festin planté au cœur du quartier Monnot en optant plutôt pour des jus verts. Mais comme l'une de nos manies consiste à systématiquement prouver à nos « voyageurs » que la cuisine et l'art de recevoir sont nos domaines de prédilection en les gavant comme des oies, cette adresse tombait à pic samedi dernier pour dîner. Histoire de se pavaner et de prouver à la nouvelle venue de la famille, originaire d'Italie, le bon choix qu'elle faisait en prenant un Libanais pour époux. Car nous, originaires du pays du Cèdre et du bedon, avons naturellement tout compris au rituel béni du passage à table...

Façon repas chez le calife
La mama, matriarche de la famille, avait réservé quelques semaines auparavant une table de seize personnes entre tantes, oncles et cousins réunis autour du jeune couple. Sur le coup des 9h00, la tribu au complet franchissait la massive porte en bois sombre pour se retrouver dans cet espace aussi particulièrement décoré que drôlement vide. Ambiance à cheval entre une Venise couleur parme, les réminiscences d'un style ottoman qui se devinent dans un lustre tentaculaire et l'âme d'une demeure orientale. En réalité, c'est cela : on a l'impression d'avoir atterri dans la réception de Mme Em Sherif « herself ». On distribue les places autour de la table, « Toi tu es en face ! », « Ah non, pas moi en tête de table », « On doit l'asseoir au centre, walaw ! », comme dans un jeu de chaises musicales avant d'attaquer ce qui nous attend dans des récipients en argent, façon repas chez le calife : des gousses de petits pois et des « janériks », saison oblige. Autour, une armée de serveurs en variantes de cravates et nœuds pap', les bras ballants, formant un rang rectiligne, guettent notre moindre mouvement pour bondir et s'assurer que le besoin est assouvi.

Avalanches de gourmandises
Sans même nous consulter ou nous proposer une carte, les portes de la cuisine font des va-et-vient balayées par une flopée de bras en l'air portant des plateaux bien garnis. Ce sont des mezzés que ces aimables messieurs déversent sur notre table en miroir. L'enchaînement est surréel, les mets traditionnels sont entièrement revisités et présentés dans des plats à géométrie variable. On empile les coupes en verre, les assiettes plates, les assiettes creuses, les bols, les jattes à la façon d'un château de cartes. On tente de deviner ce que ces récipients peuvent bien contenir : la tante est persuadée que c'est une salade de riz, rattrapée par l'oncle qui prend ça pour de la kebbé avant que le « maître » en chef, nous scrutant du coin de l'œil, rétorque avec son accent de perroquet tripolitain : « Lah ! Hayda borghol bi tfin ma3 harr. » Raté. Ensuite, chacun donne à la nouvelle venue de la famille sa propre traduction (approximative) du plat en question. Comme dans tout bon repas de famille libanais, on parle sans réellement s'entendre. On rit sans trêve, on raconte des histoires en moulinette, des récits de voyage, des souvenirs de guerre avec, au passage, des leçons de morale à ceux qui boivent et fument trop. Au gré du tintement cristallin des verres d'arak, la table est surchargée de plats, et on est d'autant plus surpris d'apprendre que le mezzé qui vient de « descendre » n'est que l'un des premiers. « C'est bon ! Il faut goûter à tout », nous répète le serveur, comme un sacerdoce d'une maman libanaise qui se respecte ; à l'image de la propriétaire du restaurant, Mireille Hayek, aussi connue sous le pseudo Em Sherif.

Le show dans la cuisine
Il est 11h00. On ne s'était pas rendu compte, les yeux et les palais occupés par tous ces délices, que l'endroit est déjà blindé. Les habitués ont l'air de prendre leur temps, contrairement à notre table qui anéantit tout ce qui peut lui tomber sous la dent. Les voix s'élèvent et les narguilés irradient. Sur la table voisine, un groupe d'hommes, la quarantaine, font buller leurs chichas en observant le monde autour d'eux. Il suffira que la lumière s'estompe et que trois musiciens, au centre du lieu, s'emparent d'un oud, d'un qanun ou d'un orgue, pour que les parfaits inconnus d'à-côté se convertissent en érudits chanteurs. Amarrés à leur micro, cheveux gominés, vêtus similairement, chemise et pantalon noirs sur chaussures vernies en forme de barques pointues, ils se relayent sur les paroles du répertoire chaabi, Abdel Halim Hafez, Farid al-Atrache ou Oum Kalsoum. Malgré leurs yeux qui s'évadent dans des expressions mélodramatiques, leurs voix s'entremêlent joliment sur ces mélodies en tapis mouvant. On y retrouve l'essence de la musique orientale, cet espace de réconciliation, ce charmant désordre, qui réussit à faire danser tout le lieu unanimement, pendant que les desserts se font une place sur l'interminable banquet.
Quant à nous, gavés et baillant, on se fraye un chemin dans la fumée des narguilés et l'austère sensualité des mélodies... Rejoints à la sortie par la future belle fille italienne qui lance un : « Vous n'avez vraiment rien à envier aux Italiens ! » CQFD.

 

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On nous avait mis en garde. On nous avait prévenu qu'un dîner chez Em Shérif, ouvert depuis 2011, est littéralement fatal. Que c'est un boulet capable d'assommer les estomacs les plus costauds à coup de petits mezzés débordants et délicieux, mais sournois. On avait donc tenté, pendant longtemps, de fuir ce festin planté au cœur du quartier Monnot en optant plutôt pour des jus verts....

commentaires (2)

on se fraye un chemin dans la fumée des narguilés. Je pensais que le tabac etait interdit?????? Quel plaisir que de diner dans un endroit pareil?????

Georges Zehil Daniele

18 h 25, le 17 mai 2015

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Commentaires (2)

  • on se fraye un chemin dans la fumée des narguilés. Je pensais que le tabac etait interdit?????? Quel plaisir que de diner dans un endroit pareil?????

    Georges Zehil Daniele

    18 h 25, le 17 mai 2015

  • Quel bel endroit, belle carrière à Em Sharif.

    Christine KHALIL

    13 h 52, le 16 mai 2015

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