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Nos Lecteurs ont la Parole - Youssef MOUAWAD

Deux « fêtes » des Martyrs plutôt qu’une !

C'est quand même renversant qu'une telle journée ne se soit pas faite en un seul jour !

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Au commencement, c'est-à-dire sous le mandat français, il y avait deux fêtes des Martyrs : d'un côté, la fête officielle qui avait lieu le 2 septembre et, de l'autre, la fête populaire qui était célébrée le 6 mai. La cérémonie du 6 mai ne semblait concerner qu'une partie du pays, celle qui, grosso modo, était « unioniste », en clair celle qui était réservée sinon hostile à la puissance mandataire, et qui récusait le fait accompli qu'était la proclamation d'un Grand Liban détaché de l'hinterland syrien. Beyrouth et Tripoli à l'unisson avec les principales villes syriennes ne manquaient pas de célébrer la « fameuse journée » à cette même date du 6 mai.
Pour plus de clarté, retraçons le cours des événements. En 1922, le comité de commémoration du souvenir, qui s'était déjà constitué en octobre 1918, avait sollicité des autorités que la journée du 6 mai soit consacrée fête officielle. Mais le Haut-Commissaire ne donna pas son accord. L'affaire ayant été portée devant la Chambre, ce fut au 2 septembre que la date fut fixée. Le journal Lisan al-Hal ne manque pas de relever qu'en 1923, les autorités avaient commémoré le souvenir des martyrs le 2 septembre alors que la nation, à l'exception de certains parents des martyrs, avait boudé la cérémonie. Au même moment, une messe était célébrée en la cathédrale maronite Saint-Georges pour le repos des âmes des suppliciés. 6 mai ou 2 septembre, l'opposition entre les deux dates est significative, chaque partie ayant déjà choisi son camp : unionistes contre libanistes, le peuple à majorité sunnite de Beyrouth face à la puissance mandataire, autour de laquelle se retrouvait un courant majoritairement chrétien. Déjà l'abcès de fixation !
La première fête populaire se déroula le 6 mai 1925 autour de jeunes et d'étudiants qui s'étaient retrouvés place du Burj. Les groupes représentés étaient en majorité des musulmans beyrouthins et plus généralement des unionistes ravis d'accueillir une délégation damascène. Certes, des personnalités chrétiennes y participaient, mais le courant libaniste n'était pas de la partie. Il était clair que la manifestation était une protestation contre le régime du mandat français.
Pendant plus de dix ans, les choses allaient se poursuivre de la sorte : deux fêtes parallèles, qui se défiaient et qui s'ignoraient. Ainsi, à la cérémonie du 6 mai 1936, étaient présents une délégation de Damas et une autre du Liban-Sud, à côté de celles du collège des Makassed, de la madrasah al-ilmiyyah al-islamiyya, des étudiants arabes de l'Université américaine, de la kulliyyah al-islamiyya et d'autres institutions scolaires islamiques. Certes, des écoles arméniennes étaient représentées ainsi que le parti de l'Unité libanaise aux côtés de certains parents des martyrs qui appartenaient aux diverses confessions religieuses. Il n'en reste pas moins cependant que les libanistes et les écoles catholiques boudaient l'événement. Le quotidien L'Orient ne manque pas de relever les faits en ces termes : « Les orateurs syriens disaient des leurs qu'ils (les martyrs) sont morts pour l'Arabie (sic). Les Libanais se sont bornés à rendre hommage à ceux qui par leur mort ont jeté les bases de l'indépendance de leur pays. »
En 1937, changement d'atmosphère. Désormais, il n'y a plus qu'une seule fête des Martyrs ; la dichotomie est abolie. Le 6 mai est désormais une fête officielle et populaire. Cette décision est saluée par le journal al-Bashir, organe des pères jésuites, qui s'en prend aux agitateurs et pêcheurs en eau trouble. Le 6 mai sera revêtu d'un faste particulier comme dans les années qui allaient suivre : le président de la République, le président du Conseil, les ministres, un représentant des autorités mandataires, l'armée, la police, la sonnerie aux morts... et des milliers de phalangistes qui défilent en « colonnes de compagnie », et qui sont salués par « d'immenses ovations ». Au cimetière des Sablons, Michel Zakour, ministre de l'Intérieur, prononce ces paroles unificatrices : « Nos martyrs dorment côte à côte, pêle-mêle, chrétiens et musulmans. Chrétiens et musulmans sont unis dans la cérémonie du souvenir. Puissent-ils demeurer toujours étroitement unis pour assurer l'existence, la grandeur et la gloire de la patrie commune. » C'est un avant-goût du pacte national (al-Mithaq al-Watani) de 1943. Le 6 mai 1938 est un remake de l'année précédente. On retrouvera participant côte à côte les Najjadah (plutôt sunnites), les phalangistes (chrétiens sans complexe), le Parti communiste, al-kashaf al-muslim, et c'est une première, des étudiants de la faculté de droit de l'Université Saint-Joseph. Le ton est donné même si la presse n'est pas unanime dans l'appréciation de l'événement. Ainsi le journal an-Nahar se félicite que depuis deux ans le gouvernement et le peuple commémorent simultanément le souvenir des Martyrs, car, dit-il, « nous avons assez durement expié nos égarements durant les vingt années de l'après-guerre ». Sawt al-Ahrar, organe de presse unioniste, déplore que « de cette indépendance pour laquelle tant de jeunes hommes sont morts, nulle trace... Le sang a été versé en vain ». Un autre son de cloche dans al-Bashir, libaniste bon teint, qui table sur l'unité : « Unis sous le même joug, confondus dans la même oppression, musulmans et chrétiens se reconnaissent frères dans la même infortune et compagnons dans la lutte commune pour l'affranchissement. »
Et nous arrivons au 6 mai 1944. Le pays a déjà fait son unité, à la suite des événements de novembre 1943 qui opposèrent les « indépendantistes » aux autorités françaises. Le président maronite Béchara el-Khoury, le président du Conseil sunnite Riad el-Solh, les chiites, les druzes, les najjadah et les phalanges ont fait l'union sacrée ; tout le monde a sa place dans la commémoration. C'est « une journée de concorde libanaise, dans l'exaltation des énergies civiques ». L'éditorialiste de L'Orient est on ne peut plus clair en affirmant : « Les hommes dont on commémore le sacrifice (commun) nous appartenaient. Ils représentaient tout le Liban et tous les Libanais de toutes les classes et de toutes les religions du Liban. Quelques-uns ne les monopoliseraient pas sans un abus grossier... » Mais c'est le discours du président du Conseil Riad el-Solh qui a, tant bien que mal, rallié l'opinion sunnite à l'idée d'un Liban indépendant dans ses frontières de 1920, qui définit l'idéologie de l'État libanais à venir. Pour lui, c'est une journée de sacrifice et d'union, les martyrs ayant eu la « prescience » d'un « Liban indépendant et souverain » ; et s'adressant aux martyrs, de conclure : « Votre souvenir sera éternel du Liban comme dans tout pays arabe pour la liberté duquel vous êtes morts. » Ainsi le fond du problème est escamoté, et par une habile formulation, on a évité pour un moment le choc de deux sensibilités au niveau national.
De fête qui divisait les Libanais, la fête des Martyrs est devenue par glissements successifs une fête qui les rassemble, ou du moins, qui tente de le faire ; une journée qu'on doit aux Ottomans : la légende dorée des martyrs et en contrepoint la légende noire de Jamal Pacha.

Youssef MOUAWAD

C'est quand même renversant qu'une telle journée ne se soit pas faite en un seul jour !
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Au commencement, c'est-à-dire sous le mandat français, il y avait deux fêtes des Martyrs : d'un côté, la fête officielle qui avait lieu le 2 septembre et, de l'autre, la fête populaire qui était célébrée le 6 mai. La cérémonie du 6 mai ne semblait concerner qu'une partie du...

commentaires (1)

L’établissement de cette ; en principe ou en théorie ; "nation fait sous l'influence de l'avancée victorieuse des armées de la France et par la mise à l’écart de Fayçal du Hedjaz, par l'occupation de Beyrouth et de Damas par les zouaves d’Afrique, par l'entrée en cortège des autres Sénégalais particuliers et, à leur suite, de "l'inquisition" des prélats et curés de Bkérkéh, ajoutent inexorablement de nouvelles petites victoires à la victoire de Maïssaloûne et accentuent ainsi l'ivresse du "parti libaniste" et du Système franco-frangéh ! Enfin, par fatigue des orgies de factions et de tendances qui durent depuis des siècles dans leurs éparpillés, multiples et bariolés rangs, les chréti(e)ns "libanistes" décrétèrent de facto une pause dans la décision à prendre en ce qui concerne cette nouvelle "patrie". Avec une ironie bien visible, ils laissèrent un simple présidentialisé et un simple premier ministré ; la crème de leur crème, et pour la galerie ; seuls pseudos-décideurs en fin de compte du sort qu’il faudra réserver à ce bled. L'ironie de l’histoire était plus profonde qu'ils le pensaient. Condamnés par l'histoire tragique de 14-18 à accepter le renversement du Système de la Moûttassarrifïyâh d’avant qu'ils aiment tant, ils seront destinés par celui-ci même, à conserver ; obligé ; ce nouveau Système libanais de la parité Cristiano-musulmane qu'ils haïssent autant !

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

11 h 11, le 07 mai 2015

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Commentaires (1)

  • L’établissement de cette ; en principe ou en théorie ; "nation fait sous l'influence de l'avancée victorieuse des armées de la France et par la mise à l’écart de Fayçal du Hedjaz, par l'occupation de Beyrouth et de Damas par les zouaves d’Afrique, par l'entrée en cortège des autres Sénégalais particuliers et, à leur suite, de "l'inquisition" des prélats et curés de Bkérkéh, ajoutent inexorablement de nouvelles petites victoires à la victoire de Maïssaloûne et accentuent ainsi l'ivresse du "parti libaniste" et du Système franco-frangéh ! Enfin, par fatigue des orgies de factions et de tendances qui durent depuis des siècles dans leurs éparpillés, multiples et bariolés rangs, les chréti(e)ns "libanistes" décrétèrent de facto une pause dans la décision à prendre en ce qui concerne cette nouvelle "patrie". Avec une ironie bien visible, ils laissèrent un simple présidentialisé et un simple premier ministré ; la crème de leur crème, et pour la galerie ; seuls pseudos-décideurs en fin de compte du sort qu’il faudra réserver à ce bled. L'ironie de l’histoire était plus profonde qu'ils le pensaient. Condamnés par l'histoire tragique de 14-18 à accepter le renversement du Système de la Moûttassarrifïyâh d’avant qu'ils aiment tant, ils seront destinés par celui-ci même, à conserver ; obligé ; ce nouveau Système libanais de la parité Cristiano-musulmane qu'ils haïssent autant !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    11 h 11, le 07 mai 2015

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