Au cœur des ténèbres...
« La croyance en une origine surnaturelle du mal n'est pas nécessaire. Les hommes sont à eux seuls capables des pires atrocités. »
La phrase est de Joseph Conrad.
Jamais citation n'a sonné aussi juste. Depuis, en tout cas, que les pirates de Daech, ces anomalies de la modernité, sévissent en Syrie, exterminant toute forme de culture, de civilisation et d'humanité. Ou depuis que Kassem Suleimani et ses hordes perses frappent aux portes des grandes villes arabes, habités par le spectre des Cyrus, Darius et autres Xerxès. Ou encore depuis que Atef Negib et les séides de Bachar ont arraché les ongles et torturé ces jeunes garçons du clan Abazid à Deraa, avant de plonger la Syrie à feu et à sang. Depuis la guerre de Gaza, aussi, et les crimes commis par Netanyahu, le nouveau grand César de Washington, et ses prédécesseurs, contre les peuples palestinien et libanais. Depuis l'assassinat de Rafic Hariri – ou encore celui de Kamal Joumblatt. Ou était-ce celui de Sélim Laouzi ? Je ne sais plus...
Je pourrais continuer longuement comme ça, et remonter très loin dans le temps, jusque avant ma naissance, pour vérifier la justesse de ces mots. Jusqu'à l'origine du monde, même. Tiens, cela me mettrait, pour une fraction de seconde, en phase avec l'idéologie mahdiste et jihadiste. Le waliy el-faqih et le nouveau calife seraient si fiers de moi...
Plus le temps passe et plus je me rends compte combien l'idée d'un esprit du mal extérieur n'est, en définitive, qu'un justificatif invoqué par les hommes pour justifier leur soif inaltérable de sang et de violence.
« Tous les hommes sont frères, et, comme tels, savent trop de choses sur leur compte réciproque. » Encore Conrad. Comme il a raison.
On ne s'étonnera guère que je sois d'humeur sombre, apocalyptique. Comment pourrait-il en être autrement ?
De la révolution du Cèdre, hormis quelques slogans creux, et le souvenir, impérissable, de personnalités exceptionnelles, il ne reste plus qu'un rêve, merveilleux, magnifique. La violence a tout emporté. Sauf, peut-être, quelques images inoubliables de pur bonheur, à l'instar de la réconciliation de la Montagne avec le patriarche maronite, Mgr Nasrallah Sfeir, en août 2001, et de la foule citoyenne rassemblée le 14 mars 2005. Probablement, aussi, la chute des statues du despote, artificiellement érigées par le pouvoir tyrannique un peu partout au Liban, comme en Syrie.
Oh, il s'en trouvera certes toujours quelques-uns, ici et là, qui, au nom d'une éthique douteuse, pour se précipiter au chevet de leurs anciens tortionnaires, qui n'ont pas chômé depuis le 15 mars 2011 dans leur rôle de bourreau de première catégorie, mais qu'importe ? Ils font écho à ce quatuor de parlementaires qui, se prenant pour de nouveaux Charlie Wilson, ont pris sans vergogne le chemin de Damas au nom de la « lutte contre le terrorisme ». Les images des femmes et des enfants ensevelis sous les débris, victimes des barils d'explosifs, étouffant du fait des attaques chimiques, ou photographiés, les corps mutilés comme à Auschwitz, par César, ne les ont pas empêchés de dormir. Chez certaines petites gens atteints d'une cécité volontaire incurable, le fantasme de (Ba)Charles Martel a la vie dure.
En dépit des ténèbres qui n'ont cessé de s'épaissir, depuis dix ans, je reste attaché à la beauté. Je ne renoncerai pas au souvenir du vieux Alep. Je ne renoncerai pas aux promesses du printemps de Beyrouth et de Damas, voire de tout le printemps arabe. À la bonhommie de Rafic Hariri. À la fougue de Samir Kassir. À la clairvoyance de Georges Haoui. À l'éloquence de Gebran Tuéni. À la jeunesse de Pierre Gemayel, et tous les autres.
« Je reverrai ce spectre éloquent aussi longtemps que je vivrai, et je la reverrai, elle aussi, une Ombre tragique et familière, ressemblant dans ce geste à une autre, tragique aussi, et ornée d'amulettes impuissantes, tendant la nudité de ses bras bruns par-dessus le scintillement du fleuve infernal, le fleuve des ténèbres. Elle dit soudain très bas, » Il est mort comme il a vécu « », écrit Conrad dans Au cœur des ténèbres.
Cette ombre, c'est la liberté des peuples arabes, la vraie, démocratique et pacifique. Mais elle finira indubitablement, au terme de ce sinistre voyage au bout de l'enfer, par triompher.
La lumière finira par entrer, à travers les fissures des cœurs implosés, car, comme le disait le poète argentin Homero Expósito, « c'est avec des rêves en morceaux qu'on descend, comme tout le monde, le fleuve de la vie... »
Walid JOUMBLATT
* * *
Le cancer syrien : le prix de l'inaction
En ce triste anniversaire de l'an cinq du conflit en Syrie, Bachar el-Assad veut faire croire qu'il tient encore le pouvoir alors qu'il n'est plus que l'ombre de lui-même. Chef des armées, il n'est plus à même de commander les éléments armés qui se battent en son nom. C'est d'ailleurs pour cela qu'il redouble d'efforts pour montrer son visage qu'il croit rassurant. Il sort alors les demandes d'interview qu'il a gardées au chaud jugeant le moment propice pour relancer son offensive médiatique en direction du public occidental. Il n'avait pas prévu que les médias chercheraient à le coincer. « Votre armée de l'air utilise des barils contre les civils, Monsieur le président. Des barils ? Des barils de quoi ? Et pourquoi pas des casseroles pendant que vous y êtes ? » ironise-t-il. On voit passer dans son regard vide les images des corps de ces petits écoliers aux membres éparpillés sur le sol à Alep. Un sourire se dessine sur ses lèvres qu'il tente de dissimuler. Les journalistes anglais et américain parlent à leur retour d'un homme qui semble totalement déconnecté de la réalité, vivant dans le déni. Assad a raté son coup médiatique, mais qu'importe ? Ces Occidentaux ne feront rien, il n'y a pas lieu de s'inquiéter.
Un observateur ayant une connaissance intime du régime pour l'avoir pratiqué de près disait trois mois après le soulèvement des habitants de Deraa que le conflit serait très long, qu'il passerait par plusieurs phases et qu'aucune ne ressemblerait à la précédente. Le printemps allait en effet se terminer assez vite, une fin que symbolise l'assassinat de ce chanteur de Hama qui composait des chansons contre Assad et que l'on retrouva la gorge tranchée. Puis ce fut l'expansion effarante des centres de détention devenus de véritables camps de la mort. Suivit la militarisation et avec elle, l'islamisation avec ses variantes de plus en plus radicales. Enfin Daech qui conquiert un tiers du territoire tandis que l'Iran contrôle 40 % du territoire qui lui a été livré par Assad. Peut-on pour autant parler de phases ? Ce sont plutôt des couches qui se superposent, les nouvelles n'éliminant pas les anciennes. Sous Daech, il y a toujours les habitants de Raqqa, ses notables, ses juges, ses ingénieurs et ses professeurs qui attendent de revenir chez eux. Sous Jabhat el-Nusra, il y a toujours, plus vivante que jamais, la société civile de jabal Ezzaouié. Sous les groupes salafistes, subsistent les petits groupes locaux sans idéologie mais qui n'ont jamais reçu les moyens nécessaires pour s'agréger et former une masse critique.
Si les enjeux restent les mêmes, les acteurs, eux, ont changé. L'Iran réunit tous les attributs d'une puissance occupante et Daech a créé une armée. Les deux se font face mais ne semblent nullement intéressées par un affrontement. Même si l'on voulait réhabiliter Assad au nom de la nécessaire stabilité et sécurité, encore faudrait-il qu'il ait quelque chose à offrir. En réalité, la capacité à restaurer la sécurité dans le pays n'existe plus, ni chez l'opposition ni chez Assad. Le choix n'est pas entre le chaos ou un dictateur qui rétablirait l'ordre mais bien entre le chaos et le chaos.
Objectivement, rien ne permet pour l'heure de voir ce que pourrait être un début de sortie de crise. Aucune concession de la part du régime, pas de pressions exercées sur lui par son allié russe, personne pour freiner l'Iran, aucune volonté américaine d'agir et pas de défections importantes puisqu'aucune alternative crédible n'existe vers laquelle des responsables du régime pourraient faire défection.
L'Europe fait écho à l'administration Obama et répète à souhait qu'elle est favorable à une solution politique alors qu'elle sait pertinemment que les conditions d'une telle solution n'existent pas. La Syrie a besoin aujourd'hui d'un plan sécuritaire avant la solution politique. C'est le premier qui rendra le second envisageable. On ne parle pas ici de la lutte contre le terrorisme que préconise Assad le pyromane qui attend que la coalition internationale éteigne le feu qu'il a allumé.
La question n'est pas d'armer ou non les rebelles. Il s'agit plutôt de concevoir un plan de formation d'une force capable d'engager un processus de stabilisation du pays, région par région. Cela implique des moyens et cela implique aussi de dire à ces Syriens qui se sont soulevés qu'ils formeront une partie de l'armée nationale syrienne de demain. En partant d'un noyau dur de militaires qui ont fait défection, il s'agit d'organiser, de canaliser les flux d'aide, de former aux règles de respect de la hiérarchie au sein d'une armée, de payer des salaires à des soldats qui ne seront que des soldats conscients de leur mission. C'est seulement alors qu'il sera envisageable d'équiper cette force d'armes sophistiquées susceptibles de protéger efficacement des centres de populations et de combattre quiconque s'opposera à leur avancée, qu'il s'agisse de Daech ou du régime, de Nosra ou des chefs de guerre. Pour l'heure la désignation de Daech comme seul ennemi par la coalition internationale suggère aux combattants syriens que leurs batailles contre Daech seront récompensées, s'ils l'emportent, par le retour à une vie sous le joug d'Assad, perspective réjouissante s'il en est...
La constitution de cette force n'est pas une alternative à la solution politique. Elle permettrait au contraire de créer les conditions d'une solution politique qui aujourd'hui sont inexistantes.
Il est parfois plus dangereux de ne rien faire que d'engager une action à risque et c'est le cas en Syrie, déclarait en substance le président français François Hollande il y a plus de dix-huit mois. Depuis lors, le risque pour la France et l'Europe tout entière a indéniablement augmenté. Devant l'obstination du président américain à ne rien faire, les pays les plus affectés par la crise syrienne se trouvent réduits à prendre des « mesurettes » sécuritaires contre les jihadistes qui vont se battre en Syrie et parfois reviennent. Ils regardent couler des embarcations de réfugiés syriens en Méditerranée et savent que rien n'arrêtera ce flot et qu'il leur faut décider de les accueillir ou de les laisser mourir. La Turquie, les pays du Golfe et les pays européens convaincus de la nécessité d'agir auraient toutes les raisons de prendre l'initiative et créer des faits accomplis sur le terrain qui s'imposeraient aux États-Unis, comme la création de zones protégées où des réfugiés pourraient retourner vivre, ou un gouvernement provisoire pourrait s'installer. Ils pourraient s'engager à plusieurs dans la formation et l'organisation d'une force cohérente et pourraient favoriser son déploiement sur une parcelle du territoire syrien. Cela s'appelle de la gestion de crise, ce que nous n'avons toujours pas vu à ce jour.
Basma KODMANI
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Les révolutions de mars une faillite totale pour un monde arabe en effritement total .
18 h 49, le 16 mars 2015