Il est 18 heures à Beyrouth, et les habitants de la rue Gemmayzé, sirotant un thé sur leur balcon avant l'assaut nocturne des jeunes dans les bars du coin, doivent se faire à la valse des camions-citernes et à la symphonie des générateurs électriques qui pullulent dans le quartier. Un peu plus loin dans la rue, se tient le très célèbre restaurant familial Le Chef, qui sert des plats du jour et des mezzés libanais depuis des dizaines d'années. Paul Bassil, le chef cuisinier, qui a repris les fourneaux après son père et son grand-père, est complètement abattu. « Depuis le début de l'hiver, les problèmes d'eau vont crescendo. Aujourd'hui, le quartier est complètement asséché et l'appel à des citernes est devenu notre quotidien », se plaint-il. « Entre le nettoyage du restaurant, le lavage des fruits et légumes, la vaisselle et les salles de bains des clients, nos besoins quotidiens en eau atteignent 7 000 litres et nous coûtent environ 70 dollars par jour », affirme M. Bassil. « Si on veut garder notre niveau de qualité, on ne peut pas faire d'économie là-dessus », ajoute-il.
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Et le même problème se pose pour l'électricité, dont les coupures à répétition et plusieurs heures dans la journée sont devenues monnaie courante au Liban. « En plus de ma facture énergétique que je paie à l'État, je suis abonné au générateur électrique du quartier qui m'approvisionne de 25 ampères. » Paul Bassil a calculé : les coûts de son restaurant ont augmenté de 75 % par jour ces derniers mois, en grande partie à cause des doubles factures d'eau et d'électricité. Mais le chef se plaint également des prix des produits alimentaires « qui connaissent des pics depuis plusieurs mois » ou du service de livraison à domicile que le restaurant propose pour ne pas perdre de clients, « mais qui s'avère finalement ne pas être rentable à cause du prix de l'essence et de l'emballage ». « Bien entendu, les prix de nos plats n'ont pas augmenté, sinon le peu de clients qui nous restent disparaîtraient pour de bon », précise-t-il. Combien de temps pourront-ils tenir comme ça ? M. Bassil affirme l'ignorer, mais une chose est sûre, il n'encouragera pas ses enfants à prendre la relève du restaurant.
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« Je regrette d'être rentré des États-Unis pour vivre ici »
De l'autre côté de la ville, à Hamra, le même sentiment d'écœurement et de lassitude se fait sentir. Issam el-Ahmadiyeh est propriétaire de la laverie/teinturerie « Five Stars » et ne sait plus comment rentabiliser son affaire. Pour lui, être privé d'eau n'est pas une option envisageable et il doit, plusieurs fois par semaine, faire appel à des citernes d'eau pour remplir son réservoir d'une capacité de 20 barils. « Avant qu'il n'y ait de sérieux problèmes d'eau dans le quartier, on me facturait les 20 barils à 50 dollars. Aujourd'hui, c'est plutôt 75 dollars ! » se désespère-t-il. Sa facture hydraulique est ainsi d'environ 800 000 livres par mois, sans compter la facture d'eau annuelle qu'il règle à l'État. « Il faut en plus faire très attention à la qualité de l'eau qu'on nous livre, parfois trop salée, parfois pleine de terre et qui détériore les équipements », s'énerve-t-il.
M. Ahmadiyeh doit par ailleurs ajouter à ses coûts de fonctionnement 100 dollars mensuels pour 10 ampères qu'il débourse au propriétaire du générateur électrique du quartier et 700 000 livres à Électricité du Liban (EDL). « Ce n'est plus un problème auquel on a affaire, mais un désastre, toutes les petites et moyennes entreprises sont à bout et survivent en puisant dans leurs dernières réserves pour ne pas mettre la clé sous la porte ! » assure-t-il. « Quand je vivais aux États-Unis, il y a eu une fois une coupure de courant à cause d'un tremblement de terre, et la compagnie nationale d'électricité a envoyé à tous les citoyens touchés par la panne un formulaire à remplir pour se faire rembourser les aliments périmés dans leur frigo ! Je n'aurais jamais dû rentrer au Liban... » soupire-t-il.
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Trois factures d'électricité...
À Mazraa, Abdel-Karim Ghaziri tient un petit salon de coiffure depuis 1996 et a toujours eu un générateur électrique privé, « pour ne pas avoir à laisser une cliente avec un brushing à moitié fait ». « C'est le quatrième moteur que j'achète et chacun m'a coûté approximativement 1 300 dollars », a souligné M. Ghaziri qui se plaint des coûts très élevés d'entretien de ces machines qui tombent facilement en panne. Mais avec les coupures de courant à répétition et de longues heures durant, ce moteur ne lui suffit pas, et le coiffeur a dû également souscrire à un abonnement au générateur électrique du quartier, qui lui coûte 100 dollars par mois. À cela, M. Ghaziri doit prévoir encore entre 50 et 100 dollars de facture électrique à EDL. « L'été, la facture double car il est impossible de travailler sans climatisation », indique-t-il, dépité. Trois factures d'électricité, donc, pour « simplement pouvoir exercer mon métier normalement ».
Dans son quartier, il n'y a pas pour l'instant de problème d'eau, « mais celle qu'on reçoit est tantôt trop salée ou trop chlorée, et provoque des soucis avec les produits de teinture utilisés ». Le coiffeur explique qu'en quelques mois, ces frais ont drastiquement augmenté et ses clientes se sont faites plus rares car il a dû augmenter quelque peu ses tarifs. Selon lui, ces problèmes d'eau et d'électricité sont avant tout des manipulations politiques. « L'État pourrait faire pression pour que les pannes d'EDL soient réparées, pour que l'eau soit mieux distribuée... mais il ne fait rien ! Je ne sais pas jusqu'à quand on pourra tenir... », conclut, lassé, M. Ghaziri.
Pour mémoire
L'affaire des journaliers d'EDL en cacherait-elle une autre ?
Dossier
I- Épuration des eaux usées au Liban : beaucoup de bruit pour si peu de résultats...
II - Dans la station d'épuration de Nabatiyeh, des problèmes bien de chez nous
Nous serons au rendez -vous avec le vrai désastre en octobre prochain quand les réserves hydrauliques toucheront à leur fin et on ne verra plus de citernes .
15 h 00, le 10 septembre 2014