La candidature du leader des Forces libanaises, Samir Geagea, à la présidence de la République est désormais chose acquise. Elle devrait être annoncée officiellement sous peu par les instances dirigeantes des FL. La question qui se pose aujourd'hui tant au niveau de l'opinion publique que dans certaines chancelleries occidentales et arabes est de savoir si une telle candidature est opportune dans le contexte présent. Dans une optique macropolitique, et loin de toute considération politicienne ou d'ordre personnel, il paraît évident que la réponse à cette interrogation est intimement liée à une analyse lucide et approfondie de plusieurs paramètres : la conjoncture locale et régionale ; les défis auxquels est confronté le pays ; et surtout la phase historique bien particulière que traverse le Liban depuis 2005.
Ce dernier paramètre mérite réflexion en effectuant un rapide survol très succinct de l'évolution historique du pays du Cèdre. Quelques « arrêts sur image » permettent de dégager un fil conducteur illustrant cette évolution : en 1920, la proclamation du Grand Liban a été accueillie par une attitude de rejet émanant d'un courant sunnite non négligeable ; à la proclamation de l'indépendance, en 1943, un pacte national, censé poser les jalons d'un « vivre ensemble » intercommunautaire et de l'édification d'un État central rassembleur, a vu le jour, mais il avait alors été conclu entre des leaders (Béchara el-Khoury et Riad Solh) sans que la base populaire soit réellement sensible à sa portée ; les tensions communautaires latentes ont été exacerbées dans les années 60 par la montée du nassérisme, et à la fin des années 60 et le début des années 70 par l'apparition du mini-État imposé par l'OLP ; en 1975, l'expérience libanaise a volé en éclats sous le poids des interférences palestiniennes, des ingérences syriennes et d'une cynique realpolitik régionale ; en 2005, pour la première fois de toute l'histoire contemporaine du Grand Liban, le pays a été le théâtre d'un impressionnant mouvement populaire et transcommunautaire marqué par la participation à des manifestations de masse de jeunes, de citoyens ordinaires, de familles de la petite et moyenne bourgeoisie, de cadres, d'intellectuels, de villageois qui ont brandi un même drapeau, qui ont scandé les mêmes slogans, qui ont tenu un même discours souverainiste et qui continuent de défendre jusqu'à aujourd'hui un même projet politique.
Cet esprit de la révolution du Cèdre, né dans le sillage du printemps de Beyrouth, en 2005, constitue dans ce cadre un véritable tournant dans l'évolution historique du Liban : le rejet sunnite de 1920 n'est plus de mise ; le rêve panarabe et la supercherie des « relations privilégiées » avec la Syrie sont dépassés ; et fait sans précédent (conséquence directe de ces deux facteurs), nous assistons à la première émergence d'une sensibilité libaniste transcommunautaire, fut-elle timide et chancelante. C'est cette opportunité historique qui est aujourd'hui menacée. La menace sur ce plan puise sa source dans le projet politique et la ligne de conduite du Hezbollah. Et c'est précisément à ce niveau qu'intervient l'enjeu de la présidentielle, et donc de la candidature de Samir Geagea. Un enjeu d'autant plus crucial que bien au-delà du sort de la « formule libanaise », c'est la stabilité du Liban, et avec lui de la région, qui pose aujourd'hui problème, avec ce que cela comporte comme risque sérieux de propagation accélérée du spectre terroriste, notamment dans les pays occidentaux.
Depuis 2005, le Hezbollah est le fer de lance de la contre-révolution visant à saper les fondements de la révolution du Cèdre. Cela a pour effet, à la fois, d'ébranler les premiers balbutiements du libanisme souverainiste transcommunautaire, d'induire une radicalisation des réflexes sectaires (non seulement au Liban, mais aussi dans plusieurs pays arabes), et d'accroître par conséquent le danger terroriste un peu partout. Cette contre-révolution initiée par le Hezbollah s'inscrit dans la logique d'un projet transnational ancré – sur une base doctrinale et religieuse – aux desseins géopolitiques des mollahs de Téhéran.
L'expérience de ces dernières années a montré que pour mener à bien sa stratégie politique transnationale et se maintenir dans l'orbite iranienne, le Hezbollah tient très peu compte des considérations purement libanaises et des impératifs du fragile équilibre local. Il l'a prouvé en provoquant la guerre de juillet 2006, en soutenant (ne fut-ce que médiatiquement) le Fateh el-Islam contre l'armée à Nahr el-Bared, en lançant son offensive de mai 2008 contre Beyrouth-Ouest et la Montagne, en « effaçant » manu militari les résultats des élections de 2009 (grâce aux manœuvres miliciennes d'intimidation ayant provoqué la volte-face de Walid Joumblatt et la chute du cabinet Saad Hariri, en janvier 2011), et last but not least, en s'impliquant corps et âme dans la guerre syrienne. L'ensemble de ce processus est accompagné d'une arrogance caractérisée dans le discours et le comportement politiques, de menaces directes ou à peine voilées suivant le cas, d'une propension à considérer que le pays est la propriété privée du Hezb, et – surtout – d'une entreprise systématique de noyautage de toutes les institutions de l'État.
Cette ligne de conduite et, plus particulièrement, l'appui aux forces de Bachar el-Assad ont joué un rôle de catalyseur qui a accru dangereusement la présence au Liban et en Syrie de courants jihadistes sunnites qui constituaient jusque-là un phénomène marginal, rejeté par leur environnement sociocommunautaire.
Afin de sauver par conséquent l'esprit du vivre-ensemble transcommunautaire, et dans le but d'empêcher qu'une déstabilisation exponentielle du pays n'ait pour résultat une extension de la gangrène terroriste au-delà des frontières, il est devenu impératif de stopper, ou tout au moins de freiner, « l'opération Hezbollah » au Liban. C'est dans ce cadre que s'inscrit la candidature de Samir Geagea. Car au stade actuel, le seul moyen d'établir un équilibre avec le Hezbollah et de réduire ses effets déstabilisateurs et centripètes, c'est d'avoir à Baabda un président fort du 14 Mars faisant preuve de détermination, d'une volonté ferme et d'une vision politique claire, loin de tout penchant à la mentalité de Munich de 1938.
D'une manière encore plus stratégique, l'enjeu de la présence à Baabda d'un président de la trempe de Samir Geagea – avec tout ce que cela entraîne comme conséquences au niveau des différentes institutions de l'État – permettrait de substituer la tension grandissante sunnito-chiite par un bras de fer entre l'État et la logique du non-État du Hezbollah.
Les événements de ces dernières années ont apporté la preuve que la politique de compromission et le recours à la seule arme médiatique pour affronter la machine du Hezbollah ont pour résultat de permettre à l'allié de Téhéran d'étendre davantage ses tentacules, et donc d'accroître sans cesse la déstabilisation et les tensions sectaires dans le pays.
Un président de compromis sera, à n'en point douter, l'otage du Hezbollah. À moins qu'il ne fasse preuve, comme Michel Sleiman, d'une résilience peu commune. Mais peut-on encore se permettre de tenter le diable ?
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LES CHOSES VONT INDUBITABLEMENT VERS : CHACUN CHEZ SOI ET TOUS ENSEMBLE ! SINON, PIRE...
LA LIBRE EXPRESSION
15 h 39, le 03 avril 2014