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Nos Lecteurs ont la Parole - Élias R. CHEDID

Et si vous restiez ?

Je vous vois, furtivement, vous balader sur un trottoir. Sac à dos, écharpe bariolée, chaussures de grimpeur urbain, quelque chose vous trahit inéluctablement. Car il est difficile de vous identifier du premier coup d'œil ; vous nous ressemblez beaucoup, au départ. Même ethnicité, même regard, mêmes expressions. C'est votre allure qui est différente, votre démarche, votre manière d'être.
Je vous reconnais, écouteurs enfoncés dans les oreilles, vous dandinant les bras ballants sur une grande artère qu'aucun autochtone n'oserait même traverser à pied, non pas parce qu'elle représenterait un quelconque danger, mais par une sorte de bienséance mal placée, une peur indicible du qu'en-dira-t-on.
Je vous entends. Vous hurlez au téléphone dans un français de Paname, que dis-je du XVIe, dans un anglais de la Nouvelle Angleterre ou du Wisconsin, dans un arabe ponctué d'expressions du Golfe. Mais vous parlez aussi espagnol et portugais. Vous utilisez des engins bizarres, tactiles, optiques ou que sais-je encore, qui vous permettent, tels des extraterrestres, de communiquer avec l'endroit d'où vous venez, qui n'est paradoxalement que votre monde d'adoption, pas d'origine. Alors vous organisez des conférences téléphoniques ou visuelles, dans la rue ou dans les cafés, pour le travail ou pour le plaisir. Une fois arrivés au Liban, vous prévenez à grand fracas vos amis que vous êtes là, et vous coordonnez les soirées les plus folles, dans les endroits les plus sélects. Vous rappelez les agents immobiliers aussi (ceux dont c'est la profession et ceux, bien plus nombreux, dont c'est l'occupation saisonnière, lorsque les expatriés sont là), pour voir s'il n'y a pas de nouvelles occasions à saisir. Ce fameux appartement donnant sur la mer, cette maison si paisible dans la montagne. Vous parlez affaires, bien sûr, vous construisez, avec ceux de vos amis qui sont restés au pays, de sympathiques châteaux en Espagne censés vous faire faire fortune.
Parfois, vous êtes plus discrets. Mais, là encore, je vous débusque, je vous confonds (mentalement, car je ne vous connais pas, pour prétendre vous reconnaître). Vous êtes fiers. Vous êtes sereins. Vous regardez le ciel. Vous êtes grands, beaux et forts. Vous respirez la forme, la santé. Mais aussi, plus fondamentalement, les projets, les idées, l'avenir, l'espoir. Car vous êtes dans des pays où le rêve est encore permis. Où l'avenir, et en tout cas la projection qu'on peut encore s'en faire, n'est pas noir.
Vous êtes insouciants, vous êtes en vacances. Votre vie est ailleurs, et le Liban vous paraît beau. Comme nous vous envions. Fraternellement, sans arrière-pensées. Comme nous aimerions, l'espace d'un instant, non pas prendre votre place, mais vous voir nous prêter main-forte. Venir à notre secours.
Comme nous aimerions croire que vous n'avez pas oublié votre pays, votre patrie, votre nation. Qui s'est elle-même dilapidée, délitée, dissipée, perdue. Qui est devenue si exécrable, si indéfendable.
Alors, nous nous surprenons à rêver. Que vous, dépositaires de par votre mémoire de ce qu'elle a un jour été, lorsqu'elle a connu la splendeur, ou même de ce qu'elle a un jour rêvé d'être, quand elle gardait encore espoir en sa renaissance, pourriez revenir, redresser la nation, la remettre sur les rails, la reprendre en main.
Que vous acceptiez de mettre votre vie entre parenthèses, en péril même, pour sauvegarder la nôtre, et notre pays commun. Que vous fassiez ce sacrifice suprême pour les beaux yeux en pleurs de cette nation qui vous en supplie.
Tel un corps d'élite qui serait parti s'entraîner à l'étranger, telle une formation en chevron d'oiseaux migrateurs, vous reviendriez au bercail, renforcés, revigorés, débordants d'énergie, de recul et de sagesse, prêts à mettre la main à la pâte, à en découdre même. Vous seriez nos chevaliers blancs, nos sauveurs, notre Messie. C'est Noël après tout.
Allez, arrêtons de rêver. Je n'ai jamais pensé que vous resteriez. Et si je sais que certains d'entre vous rentreront un jour, je me doute bien que l'écrasante majorité s'en abstiendra. Et je ne vous en veux pas. Le Liban serait bien plus beau si vous restiez. Il vaudrait probablement la peine d'être vécu, que l'on se batte pour lui, qu'on lui dessine un avenir. Mais vous avez le droit d'avoir vos vies, et de les réussir. Alors, simplement, n'arrêtez pas. Continuez de nous, de lui rendre visite. Apprenez le sens de ce pays à vos enfants. Enseignez-leur que ce n'est pas uniquement un lieu de vacances. Que c'est celui de leurs racines, de leur origine. La terre – sainte – de la Nativité.

Élias R. CHEDID
Avocat

Je vous vois, furtivement, vous balader sur un trottoir. Sac à dos, écharpe bariolée, chaussures de grimpeur urbain, quelque chose vous trahit inéluctablement. Car il est difficile de vous identifier du premier coup d'œil ; vous nous ressemblez beaucoup, au départ. Même ethnicité, même regard, mêmes expressions. C'est votre allure qui est différente, votre démarche, votre manière...

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