Depuis la conclusion de l'accord préliminaire sur le nucléaire iranien, la région vit une période de questionnement. Cet accord est-il réellement le début d'un processus de rapprochement entre l'Iran et les États-Unis, qui va bouleverser les rapports de force et les alliances dans la région, ou bien est-il une déclaration de bonnes intentions qui n'ira pas plus loin, en raison non seulement des divergences profondes entre l'Iran et l'Occident, mais aussi de l'opposition affichée des pays du Golfe et d'Israël ?
Analyses et supputations vont bon train, surtout au Liban où le 14 Mars critique ouvertement le ton de vainqueur du camp du 8 Mars, convaincu que les États-Unis ne peuvent pas laisser sur la touche leurs alliés traditionnels, notamment les pays du Golfe et surtout Israël. Cette confusion se manifeste concrètement à Tripoli, où les flambées de violence se succèdent sans la moindre perspective ni de solution ni de victoires sur le terrain. Une source tripolitaine neutre, qui tente vainement de faire des médiations entre les deux camps rivaux, affirme à cet égard avec une grande lassitude que les combattants de Bab el-Tebbaneh se défoulent dans la rue, mais ceux qui se tiennent derrière eux savent parfaitement qu'ils n'ont ni les moyens, ni la possibilité, ni l'autorisation d'envahir Jabal Mohsen et en chasser les alaouites.
De même, les alaouites de Ali et Rifaat Eid savent parfaitement aussi qu'ils ne peuvent pas opérer la moindre percée sur le terrain à Tripoli, ni vaincre les groupes extrémistes installés dans la ville. En d'autres termes, les combats de Tripoli sont de la violence à l'état pur, sans la moindre perspective, avec pour seul objectif d'aiguiser la haine confessionnelle et de causer le maximum de pertes et de destructions. La source tripolitaine estime ainsi que Jabal Mohsen est quasiment une ligne rouge au moins régionale car plusieurs pays régionaux interdisent une avancée sunnite dans ce fief alaouite : la Syrie de Bachar el-Assad bien sûr, qui est aussi toute proche, de l'autre côté de la frontière, et qui s'est manifestée très concrètement il y a quelques semaines en avançant ses blindés tout près du domicile de Eid dans un message d'avertissement clair, mais aussi la Turquie dont 18 % de la population est alaouite et craint par conséquent les retombées d'un massacre alaouite sur son tissu social interne. Il y a aussi l'opposition de l'Iran et encore celle de la Russie qui se pose aujourd'hui en protectrice des minorités dans la région. À supposer donc qu'ils aient la capacité de le faire – ce qui est loin d'être vérifié –, les combattants de Bab el-Tebbaneh ne peuvent donc en aucun cas envahir Jabal Mohsen. Et la réciproque est vraie. Ce front ressemble donc en quelque sorte, estime la source tripolitaine, à « la ligne verte » qui séparait les deux quartiers de Beyrouth pendant les années de guerre civile. Les combats se sont poursuivis pendant des années, mais aucun camp n'a pu avancer ne serait-ce que de quelques mètres...
Pour cette source tripolitaine, cet abcès de fixation que sont devenus les quartiers de Bab el-Tebbaneh et Jabal Mohsen est pourtant appelé à durer car il permet d'entretenir la tension dans le pays et il sert de caisse de résonance à ce qui se passe de l'autre côté de la frontière en Syrie. Lorsque les combats s'intensifient dans la région de Qalamoun, Tripoli s'enflamme, comme si c'était des vases communicants. Il s'agirait en fait de garder le feu allumé au cas où la situation tournerait au désavantage des groupes d'opposition syriens. Ceux-ci pourraient alors trouver refuge et terreau favorable au Liban. La source tripolitaine reconnaît à cet égard que dans les dernières flambées de Tripoli, le Jabal alaouite n'est pas l'agresseur, et l'argument des combattants de Tripoli selon lequel tout a commencé parce que les coupables présumés des attentats contre les deux mosquées de la ville n'ont pas été livrés à la justice ne tient pas la route, la tension à Tripoli ayant
commencé bien avant ce double attentat. De même, nombreux sont les combattants de Tripoli ou du Akkar, recherchés par les services, qui n'ont jamais été arrêtés, ou alors, quand ils l'ont été, ils ont été rapidement relâchés de manière parfois spectaculaire. D'ailleurs, sur l'ensemble du territoire, nombreux sont les coupables présumés qui se sont évaporés dans la nature, à commencer par cheikh Ahmad el-Assir et ses lieutenants les plus célèbres, sans parler de ceux qui ont attaqué l'armée à Ersal et de bien d'autres. La source tripolitaine est convaincue que cet argument est avancé simplement pour attiser les tensions confessionnelles et alimenter l'instabilité à Tripoli.
La capitale du Nord vit donc au rythme des combats en Syrie, et en particulier à Qalamoun. Mais ce n'est pas la seule raison de l'insécurité qui y règne. Il y aurait ainsi une dimension purement interne à la scène sunnite où se joue une lutte sans merci pour le leadership de la ville. Le courant du Futur veut ainsi faire payer au Premier ministre démissionnaire Négib Mikati le fait qu'il ait accepté de former un gouvernement après la chute de celui de Saad Hariri et le discréditer totalement, en montrant son incapacité à ramener le clame dans sa propre ville natale. De son côté, le général Achraf Rifi veut aussi devenir le véritable leader de la ville, misant sur les groupes de combattants pour se donner une légitimité populaire à la place des députés traditionnels et, enfin, les groupes extrémistes tentent de s'imposer pour avoir leur mot à dire concernant le sort de la ville en radicalisant le discours confessionnel. Dans ce contexte complexe, où le local se mêle au régional, on voit mal quel plan de sécurité pourrait rétablir le calme dans la ville, d'autant qu'en fin de compte, aucune des parties ne le souhaite vraiment. L'abcès de Tripoli arrange malheureusement les composantes politico-militaires de la ville, mais érode l'image de l'État, et ce sont toujours les habitants pacifiques qui paient le prix.
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commentaires (4)
Tres bonne interpretation des faits, Scarlett, comme d'habitude!
Michele Aoun
17 h 02, le 03 décembre 2013