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Nos Lecteurs ont la Parole

Ce goût amer de vérité

« Nous sommes tous plus ou moins dans un état comateux par rapport à la prise de conscience quant à la réalité du monde. Cette réalité est une forme d’exil, et cela sans nulle référence au religieux. Parce que nous sommes des êtres de langage. Nous sommes dans l’espace symbolique. Nous vivons sur un plan d’absence. Le langage est là pour nommer l’absence. Les moments de contact au monde sont extrêmement rares.
Sinon, nous sommes toujours à rêver le monde,
dans le lointain du langage, en exil. »
Hubert Haddad
Il m’a demandé dans un frisson d’air emprunté à d’autres : pourquoi écris-tu autant ? Comment cela se fait-il que tu n’aies plus peur ? Je n’ai pas su répondre. La question a macéré l’instant d’une nuit de sommeil volée par une lune enceinte et espiègle. Je crois savoir. Je n’en suis pas certaine mais presque. C’est la plume rêvée d’une chanson intrigante de Nougaro. « C’est une plume d’ange. Je te la donne. Montre-la autour de toi. Qu’un seul humain te croie et ce monde malheureux s’ouvrira au monde de la joie qu’un seul humain te croie avec ta plume d’ange. Adieu et souviens-toi : la foi est plus belle que Dieu. » Je ne sais plus qui croire. Je n’ai qu’une seule certitude et je la dédicace à mes enfants, mais aussi à leurs petits amis. J’ai le devoir absolu de leur laisser des bribes, des parchemins parcellisés, des mots accouchés sans péridurale sur quelques carnets inachevés. Des photographies aux histoires imaginées. J’aimerais qu’ils soient honnêtes même si je ne suis pas dupe. Qu’ils soient dignes parce qu’ils savent d’où ils viennent. Je n’ai jamais menti. Ni cambriolé ce que l’on m’a si souvent dérobé. Qu’ils se respectent eux-mêmes avant de respecter autrui. Qu’ils sachent les humiliations jamais acceptées. Les portes à la cuirasse solide claquées au nez des administrations occidentales, mes insultes proférées devant des vitres blindées et aussi mon retour tête haute accompagnée d’une petite sœur diplomate au sachet de croissants chauds destinés à amadouer la frustration d’un fonctionnaire immunisé. J’ai retrouvé une réponse perdue et exilée aux confins d’une frontière floutée. Je leur apprendrai le bonjour et merci recalés trop souvent dans des catacombes ruinées. S’aimer avant de pouvoir aimer les autres. Se lever tous les matins à 6 heures pour aller à l’école même si parfois ils protestent par des matins épuisés et encore noyés de crépuscules aux rêves solitaires. Je leur raconterai telle une grand-mère ptérosaure que sur les routes de ce Moyen-Orient torpillé, il y a des enfants errants et hagards sur des routes douteuses et tristes à l’heure du goûter douillet dans leurs classes chauffées. Quel monde incertain et sous perfusion vais-je donc leur laisser ? En état d’alerte permanente. Au ciel dessiné par des missiles non maîtrisés ou des hélicoptères aux pales mortifères. Une terre violée, détruite et dévastée par des déchets à rendre fou tout mathématicien respectable. Une mission impossible à la bonne chance Jim et au message qui s’autodétruira dans les dix secondes en cas de non-acceptation. Des guerres aux hommes massacrés de dos, des femmes déchirées et des enfants achevés en toute impunité. Une barbarie à la réalité psychotique encore difficile à analyser. Sous le regard compétitif de Jeux olympiques aux muscles exhibés. Et la démission couarde et craintive d’un ancien diplomate médiateur appelé à la rescousse rémunérée pour se réfugier derrière des murs dignes d’un Fort Knox. La déception contrariée d’un Bernard Henri L. face à un François H. prudent et frileux qui n’a pas la poigne opportuniste et téméraire d’un Nicolas S. La Libye est libre grâce à eux. C’est vrai. J’oublie parfois. Qu’ils me pardonnent, c’est la faute à mon alzheimer récurrent. J’ai d’ailleurs croisé ce matin une dame à Beyrouth qui m’a affirmé, surprise : « Je crois que finalement vous vous en sortez bien, les Libyens, par rapport à tous les autres. » Je n’ai pas eu le temps de lui répondre parce que son portable a sonné et l’ascenseur était là. Elle n’a pas attendu ma réponse, sans doute trop longue pour ses minutes précieuses. Je suis repartie avec mes dents aux larmes serrées depuis quarante-deux ans. Je voulais expliquer ou raconter. Mais à quoi bon ? J’ai repensé à l’état comateux d’Hubert H. et cela m’a apaisée le temps d’une douche tiède, sans coupure électrique. Je sais désormais que j’écris sans plume d’ange et fascinée comme Claude N. par « les divers siphonnés qui s’ébattent ou s’abattent sur les aimables gazons (...) C’est un vieil homme, très beau, il se tient toujours immobile dans une allée du parc devant un cèdre du Liban.(...) Il y eut un frisson de l’air. Se détachant de la cime du grand cèdre, un oiseau est venu se poser sur l’épaule du vieillard et je crus reconnaître, miniaturisé, l’ange malicieux qui m’avait visité. Tous les trois, l’oiseau, le vieil homme et moi, nous avons ri, nous avons ri longtemps, longtemps... Le fou rire, quoi ! »

Tahani Khalil GHEMATI
Architecte libyenne et suisse
Il m’a demandé dans un frisson d’air emprunté à d’autres : pourquoi écris-tu autant ? Comment cela se fait-il que tu n’aies plus peur ? Je n’ai pas su répondre. La question a macéré l’instant d’une nuit de sommeil volée par une lune enceinte et espiègle. Je crois savoir. Je n’en suis pas certaine mais presque. C’est la plume rêvée d’une chanson...

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