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Nos Lecteurs ont la Parole

Lorsque Kafka s’invite au pays du Cèdre*


« L’enfant n’est pas un vase que l’on remplit mais un feu que l’on allume. »
Rabelais


Un simple coup de fil. Nous allons peut-être accepter vos deux enfants. Ils doivent passer avant tout un petit test. Inquiète. Je reçois une réponse évasive. Des épreuves simples. Je suis presque rassurée. Nous n’avons qu’une date à vous proposer. Ils rateront une journée d’école. Peu importe. C’est pour une bonne cause. Celle d’avoir l’immense privilège de faire partie de l’élite. La classe des nantis. Celle qui vit avec ses lunettes de soleil aux hublots foncés parfaitement bétonnés. Aucune idée de la misère environnante. Un vulgaire concept. Les rencontres improbables des fils de seigneurs avec les filles des manants qui fleurissent comme des pâquerettes au bord des trottoirs de Beyrouth.

Ces dernières ne savent même pas que là-haut à vol d’oiseau il y a une école très spéciale. Elle a pour mission la formation des futurs chefs d’entreprise libanais. Une école aux initiales reconnaissables. À faire frémir les bourgeoises botoxées au sourire gelé naviguant entre Zaitunay Bay et les zones piétonnes d’un Downtown à l’âme kidnappée. Elles sont prêtes à tout pour que leur mouflet ne frôle pas les microbes du voisin né dans la chambre au troisième sous-sol de la maternité.

 

Je suis confiante ce matin de mars aux trois quarts ensoleillé. Légèrement anxieuse. J’explique à mes deux trésors de huit et six ans. Nous allons dans une école homologuée par l’Éducation nationale française. C’est du lourd. Du sérieux. L’ambassadrice laïque des valeurs universelles et républicaines. Le sésame ouvre-toi d’Ali Baba pour notre retour en France.

 

En attendant l’ouverture de la caverne, mes petits sont scolarisés depuis bientôt deux ans au Collège des Saints-Cœurs à Aïn Najm. Le père d’un des meilleurs amis de mon fils est à la fois chauffeur d’autocar et menuisier. Il cumule deux métiers dignement dans ce Liban à la fois dur et tendre. Aimant et détestable. Doux et agressif. Attaqué et tué. Morsures et blessures. Jamais complètement pansées tout juste oubliées. Vivre. Survivre. Oublier.

 

J’ai confié mes enfants à sœur Georgette. Paradoxe pour la musulmane que je suis. Lui dire qu’ils ne sont pas baptisés. Par choix. Mariée à un chrétien que je n’ai pas forcé à la conversion. Liberté quand tu nous tiens si fort... Vivre dans le respect de l’autre. Envers et contre tout. Je ne veux être jugée que par lui le Tout-Puissant sans intermédiaire. Je n’ai pas besoin d’avocat. Je me défendrai toute seule. Elle sourit généreuse et chaleureuse. Je ne refuse aucun enfant.

 

Il n’y a plus de place au Grand Lycée de Beyrouth. Toutes les portes sont bouclées. Sauf celles de sœur Georgette. Une femme. Un manager d’école dynamique et ferme. Disponible et présente. Toujours un mot direct et honnête. Entière. Bienveillante avec ceux qu’elle considère comme ses enfants. La grande famille. Celle qui a aidé mes enfants à s’adapter à un nouveau pays, à une langue en voie de disparition : l’arabe, et aux rythmes différents de la vieille Europe.

 

Je pense au dévouement et à la fidélité de Madame May, l’institutrice toujours aux abonnées présentes. Elle aime son métier qu’elle sait transmettre avec patience. Je revois son sourire désolé lorsque je suis révoltée face aux injustices inacceptables. Mais c’est le Liban, c’est comme ça. Résignation et épuisement. Sans perte de sourires ni espoirs. Un peu comme le bonhomme de Johnnie Walker. Il marche. Toujours debout quoi qu’il arrive.

 

Je suis là. Seule. Trois heures d’attente pénible et interminable. À arpenter les couloirs. L’angoisse. Les souvenirs des multiples examens passés ressortis des catacombes. Cadavres ressuscités. J’observe mes petits qui suivent des inconnus. Ils reviennent insouciants et fiers. Ne t’inquiète pas maman, c’était très facile. J’ai soif. J’ai faim. Je suis fatiguée. Les corridors sont vides. Je pars à la recherche de ma fille. Je rencontre une brique de jus d’orange écrasée en pleine conversation avec quelques papiers froissés abandonnés à même le sol. Des bureaux fantômes. Le silence. Défilé de classes alignées. Deux personnes ensemble. Elles ne me parlent pas. Je ne leur demande rien. Indifférence. Regards découragés. Distants.

 

Je l’ai retrouvée. Elle est là. L’amour de ma vie. La chair de ma chair. Mon foie. Mon cœur. Mes reins. Elle semble si petite. Assise dos à dos. Une autre concurrente. Et la maîtresse. C’est une question de vie ou de mort. And the show must go on. L’examen d’entrée à l’école Polytechnique à six ans. Précoce. La préparation impitoyable. Intraitable. J’hésite entre le fou rire hystérique ou les larmes de désespoir. Nous repartons le ventre vide et le gosier sec. La tête débordante d’interrogations. Livraison de résultats sanguins programmés pour le lendemain.

 

Il est 15h45 à Beyrouth lorsque le couperet tombe. Des trombes d’eau et d’éclairs accompagnent cet instant historique. Sciés sans appel. Refus lacunaire. Sans recherche historique. Pauvreté pédagogique confirmée. Discrimination arbitraire. Aléatoire et loterie argentée. Mise en danger certaine. Contamination inévitable.

 

Je veux des explications. Des preuves. Je ne les obtiendrai pas dans l’immédiat. Nous ne méritons pas l’urgence de réponse. Je n’ai pas dit mon dernier mot. L’histoire ne fait que commencer et mes questions resteront toujours aussi terrifiées. Figées.

 

Je lance un avis de recherche. Où est donc passée cette élite formée dans les écoles libanaises les plus coûteuses ? Elles sont attendues avec impatience par des routes défoncées aux gouffres troués à chaque pluie déversée qui pleure de chagrin. Une lumière enfoncée toujours un peu plus dans les ténèbres au son soporifique d’un générateur capricieux. Une eau échappée de robinets au goût de plus en plus amer. Des mouchoirs en papier en déshérence sur des routes de montagne en pleurs. Les vacances sont terminées. Beyrouth la belle défigurée vous attend autour d’une grande table à la nappe blanche. Elle a quelques mots à vous dire... C’était juste l’histoire d’un mercredi un peu fâché...


Tahani Khalil GHEMATI
Architecte libyenne et suisse

* Dédié à tous les acteurs et actrices du collège des Saints-Cœurs de Aïn Najm.

« L’enfant n’est pas un vase que l’on remplit mais un feu que l’on allume. » Rabelais

Un simple coup de fil. Nous allons peut-être accepter vos deux enfants. Ils doivent passer avant tout un petit test. Inquiète. Je reçois une réponse évasive. Des épreuves simples. Je suis presque rassurée. Nous n’avons qu’une date à vous proposer. Ils rateront une journée...

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