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Diaspora

Phénicianisme...

Andrew Arsan

Michel Chiha.

Les historiens et politologues de tout bord ont longtemps considéré le phénicianisme comme une de ces fictions fondatrices de la nation libanaise, un de ces petits mensonges que tout peuple doit se raconter afin de se convaincre qu'il forme réellement une seule communauté partageant la même vision du passé. Ou bien encore l'ont-ils traité comme la création d'une population incertaine, effrayée de ceux qui l'entouraient, ou remplie, au contraire, d'un orgueil outré, qui la poussa à se démarquer de ses voisins en s'inventant de toutes pièces un passé glorieux, en s'arrogeant une généalogie qui n'est pas la sienne.
Sans doute y a-t-il bien un grain de vérité dans tout cela, parallèlement à certaines analyses hostiles à l'idée d'un Liban pourvu d'une existence autonome, d'une identité bien à lui, distincte de l'arabisme aux visées hégémoniques qui a eu la vie si dure dans d'autres pays de la région. Les rêveurs de l'indépendance libanaise - ces hommes qui furent tout autant des poètes que des politiques - n'auraient-ils pas cherché à trouver dans le passé de cette petite parcelle de terre coincée entre le ciel et la mer quelque antécédent glorieux - à l'instar, d'ailleurs, de ces nationaliste égyptiens, Taha Hussein et autres, qui puisèrent dans le passé pharaonique, ou des hachémites, et qui n'hésitèrent pas à s'ériger en héritiers de la Babylone antique.
Mais ne pourrait-on trouver une autre explication pour la naissance de cette idéologie aux premières années du XXe siècle ? Ces évocations incessantes de nos ancêtres les Phéniciens, de ces hommes intrépides qui sillonnèrent les mers, ces commerçants qui ouvrirent les voies de l'échange - tant de clichés que nous connaissons par cœur, les citant fièrement un instant pour les tourner en dérision un moment plus tard - tout cela ne serait-il pas né du désir de comprendre les origines de l'immense impulsion migratoire qui secoua la montagne libanaise au crépuscule de l'Empire ottoman, qui créa une diaspora éparpillée de par le monde, mais qui déchira aussi les solides liens de la vie sociale. Le phénicianisme peut bien être considéré comme une façon de s'expliquer ce grand dérèglement social, ce fait bouleversant de l'émigration, qui changea pour toujours le Liban. De papillons flottants, pour reprendre la belle image de Michel Chiha, voyageant à travers le monde avant de retourner, pour certains tout au moins, au sol natal, transformés irrévocablement par leurs déplacements.
Après tout, Charles Corm n'aurait-il pas apostrophé ceux qui partaient « souvent de nos maigres bourgades / Sans lettres et sans bien, sans amis, sans appuis » avec ces mots : « Et vous nos émigrants, courageuses pléiades,/ Vous qui continuez cet essor rayonnant,/ Par lequel nos aïeux, de cyclade en cyclade,/ Fouillaient les continents ? ».
Une façon de penser la nation en mouvement pour un peuple en mouvement - telle serait une nouvelle lecture du phénicianisme. Mais il reste une dernière question : quels mots, quelle vision de la nation pourraient nous aider à expliquer, aujourd'hui, le phénomène de l'émigration, quelles images pourraient nous réconforter, nous consoler du départ de tant de filles et de fils du pays natal ?

Andrew Arsan
(Princeton University)

Les historiens et politologues de tout bord ont longtemps considéré le phénicianisme comme une de ces fictions fondatrices de la nation libanaise, un de ces petits mensonges que tout peuple doit se raconter afin de se convaincre qu'il forme réellement une seule communauté partageant la même vision du passé. Ou bien encore l'ont-ils...