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Nos Lecteurs ont la Parole

Le départ des grands…

Par Dr GHANEM AZAR
Le départ des grands, surtout des grands différents, pudiques, modestes et inégalables, est toujours senti un peu trop tard...
Je ne veux pas, aujourd'hui, te rendre hommage ni parler de ta grandeur. D'ailleurs tu m'empêchais toujours de le faire. Je veux te demander pardon... Moi qui suis habituée à tes remarques après chaque soutenance, après chaque prestation et débat, cette fois-ci je rentrerai chez moi perdue, avec un manque terrible. Et cette fois-ci tu me laisseras parler... Tu me laisseras crier bien haut ma colère, ma révolte. Tu me laisseras te demander pardon et te dire merci.
Pardon au nom de tous ceux qui n'ont jamais voulu, ou peut-être jamais pu, te comprendre.
Pardon car tu avais juste besoin de compagnie, tu me parlais régulièrement de cet étouffement, de cette solitude insoutenable, de ta déception devant ceux que tu aimais et qui ne t'appelaient que lorsqu'ils avaient besoin de toi, d'une lettre écrite dans un français à la Jean Salem, d'une correction, d'un article, d'un commentaire...
Pardon parce qu'on n'a jamais compris qu'un simple coup de fil pouvait te rendre la vie moins difficile.
Pardon parce qu'on t'a abandonné... Tu me disais : Ce qui intéresse ces gens-là, ce sont les apparences, le show off, et moi je ne peux pas m'intégrer dans ce monde.
Pardon parce qu'on t'a poussé à t'isoler peu à peu dans ton coin et à t'éloigner de ce monde.
Pardon parce que ce pauvre Liban n'a jamais su ni valoriser ni honorer un érudit pas comme les autres. Ah ! Seulement si on avait su, tu aurais peut-être vécu dix ans encore... Tu sais, Tío Juan, hier les professeurs de la Sorbonne de Paris III m'ont appelée et m'ont demandé : « Mais qu'est-ce que vous pensez faire à Monsieur Salem ? Est-ce que vous réalisez, Madame, la grande perte du Liban après le départ de ce grand professeur ? »
Hélas non ! Et comme tu le répétais très souvent : « On est mal nés »...
Pardon pour mille et une choses que je n'ose dire car je te vois en face de moi, avec ce geste bien à toi, me disant : « Arrête Rania, ne commence pas. Ne te révolte plus. Depuis que je suis né, quelqu'un a dit à ma mère qu'il sera un être très malheureux dans sa vie... »
Pardon, oui, mais merci quand même pour ces quelques amis et pour beaucoup de tes étudiants qui ont essayé chacun à sa façon de te donner quelques joies.
Au nom de tous ces étudiants et en mon propre nom, merci maître, à qui nous devons, dès nos premières études de lettres françaises, cet amour de la littérature comparée. Tu t'es inlassablement efforcé de rapprocher un grand nombre de tes étudiants de cette discipline et tu as réussi à leur communiquer le goût de ce merveilleux monde. Tu nous as également initiés à l'histoire littéraire et tu nous as transmis la passion du Moyen Âge.
Un simple merci ne saurait suffire à saluer non seulement le professeur, mais aussi l'homme exceptionnel et surtout l'homme de cœur.
Je sais que c'est par ton départ que tu continueras à vivre en nous, plus puissant que jamais.
Aujourd'hui, en tant que personne reconnaissante qui cherche ses mots, reformule ses phrases avec un nœud dans la gorge et une voix entrecoupée par des sanglots ; mais surtout en tant que femme chanceuse car elle a été favorisée de t'avoir connu, ma joie est immense de pouvoir enfin te dire merci sans être empêchée de le faire, un merci qui ne pourrait jamais être à la hauteur, un merci qu'on devrait recréer, s'adressant à toi. Et de pouvoir te dire au revoir et bon voyage, en répétant pour la dernière fois ces vers - tu te rappelles ?
« Qu'est-ce que la vie ? Un délire.
Qu'est-ce donc la vie ? Une illusion,
Une ombre, une fiction ;
Le plus grand bien est peu de chose,
Car toute la vie n'est qu'un songe,
Et les songes rien que des songes. »
¡Hasta siempre mi gran maestro ! ¡Hasta siempre tío Juan !
Le départ des grands, surtout des grands différents, pudiques, modestes et inégalables, est toujours senti un peu trop tard...Je ne veux pas, aujourd'hui, te rendre hommage ni parler de ta grandeur. D'ailleurs tu m'empêchais toujours de le faire. Je veux te demander pardon... Moi qui suis habituée à tes remarques après chaque soutenance,...

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