Jusqu’ici tout va bien…

Hi, comment vas-tu ? Ça va ?
Je m'apprêtais à répondre quand la personne en face passait déjà à autre chose...  
Ça nous arrive à nous tous une dizaine de fois par jour. Ce slogan est même imprimé sur des tee-shirts ! Je me dis : « Jusqu'ici tout va bien. » Je m'installe au café, je regarde une photo anodine dans un journal et, tout à coup, j'ai une révélation : probablement prise dans un village, mais rien qui nous dise lequel, pas de maison comme indice, pas d'arbres, juste une prairie quelconque et des collines au loin. Rien de plus commun. Une émotion me traverse, ça me perturbe. J'essaye de comprendre. Je reprends la photo, je la regarde : la même émotion et rien qui ressort : pas de nostalgie, pas d'amour excessif pour la nature.
J'entends autour de moi deux personnes discuter : « C'était bien, la pièce de théâtre ? » La deuxième lui répond : « C'était sympa. On a rencontré untel. » « Et vous avez mangé quoi ? » lui demande la première.  « On a mangé dans ce restaurant et l'ambiance était très sympa. » La première avait l'air satisfaite des réponses et la deuxième enchaînait à haute voix (probablement pour éclipser la musique du café, étouffer les klaxons et pour bien se faire remarquer, discrètement) : « Et ce soir, on va voir un bon film, il s'agit de la fin du monde en 2012. »
L'émotion que je ressentais augmentait au fur et à mesure que la dame parlait et mes yeux ne se détachaient pas de cette photo. J'essaye de me concentrer, de revenir à ma photo et j'entends de l'autre côté deux hommes, cigares entre les doigts, annoncer en même temps à un troisième qu'on a un gouvernement : le dernier retire lentement son cigare de sa bouche, sûr de lui, et leur dit : « Je l'avais dit hier, on va où ce soir ? »
Sa capacité à zapper le présent me fascine. Le temps qu'il prend à s'ôter le cigare de la bouche pour répondre m'émeut. Le geste lui a pris dix secondes. Pour  moi, c'était une éternité et une révélation : je regarde de nouveau la photo et je comprends mon émotion : c'est un espace qui impose le silence. Rien d'unique pour qu'on puisse discuter, rien de particulier pour pouvoir en parler. Aucun repère, juste un silence qui s'en dégage. Un espace comme il n'y en a presque plus. Un sujet qui n'intéresse personne. Je me demande si c'est le cigare qui m'a mis sur le bon chemin !  Sa capacité à empêcher les gens de parler, sa capacité à engendrer le silence.
Et j'entends de nouveau : Hi comment vas-tu ? Ça va ? Je réponds que jusqu'ici tout va bien et je lui tends ma photo... Il était déjà loin.