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Nos Lecteurs ont la Parole

Le lynchage était presque parfait…

Par Sélim JREISSATI
D'emblée, je fais un aveu : le titre de mon article est repris, mot pour mot, de l'intitulé de l'éditorial de Félix Rome publié au Recueil Dalloz le 7 mai 2009.
Un autre aveu dans le sillon du premier : je vais parodier l'éditorial ci-dessus en m'accordant une marge de liberté dans la parodie, et ce pour ne pas verser dans le plagiat, en soi répréhensible, et qui, de plus, ne sied pas tout à fait au sujet.
En effet, ce sujet qui m'interpelle est la libération des quatre hauts officiers qui avaient été détenus, pendant 3 ans et 8 mois jour pour jour, dans le cadre de l'enquête menée conjointement par les autorités judicaires libanaises concernées et la commission d'enquête internationale indépendante de l'ONU (Uniiic).
Ce pourrait être un de ces bons vieux films français du dimanche soir, sur une chaîne étrangère, devant lesquels je laisse mon esprit vaquer pour donner le temps au temps, et à mon imagination l'occasion d'occulter l'agenda chargé du lundi. Ce film évidemment virtuel, étant néanmoins entendu que toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne serait vraiment que pure coïncidence, aurait pour titre «Au bénéfice du doute». Sa mise en scène serait de Claude Chabrol. L'intrigue serait la suivante : dans Beyrouth, le jour de la Saint-Valentin, un acte terroriste et odieux ôta la vie à un ancien président du Conseil des ministres, omniprésent dans la vie politique et économique du pays, à un jeune et talentueux député qui l'accompagnait, ainsi qu'à un certain nombre de personnes parmi les gardes du corps et autres préposés du haut responsable visé par l'attentat, et de passants déchiquetés par l'explosion. Quelques jours plus tard seulement, et apparemment d'une manière préméditée et méticuleusement organisée, des manifestants en nombre impressionnant, exprimant légitimement leur colère du fait de cet assassinat politique, ont brandi les photos des quatre officiers à la tête de la Sûreté générale, de la garde présidentielle, du renseignement militaire et des Forces de sécurité intérieure. Les orateurs ont scandé des slogans d'accusation visant ces hauts responsables et leurs « commanditaires » syriens. En dépit de l'absence de preuves, les enquêteurs nationaux et un enquêteur international au mauvais zèle sont rapidement convaincus que les coupables de ces crimes sont incontestablement les quatre officiers ci-dessus désignés. Thèse reprise, sans l'ombre d'un doute, par le procureur général près la Cour de cassation ainsi que par les deux derniers juges d'instruction commis auprès de la Cour de justice devant laquelle cet assassinat a été déféré. Ces quatre officiers, ainsi que d'autres personnes, ont été arrêtés, et ce sur recommandation du premier enquêteur international ci-dessus désigné.
Le président de la République de l'époque, téméraire et à la conscience vive, insistait pour que justice soit rendue, sans délai injustifié, répétant à qui veut l'entendre les célèbres mots de Robert Kennedy : « Justice delayed is justice denied », ce qui signifie en français que toute justice différée est une justice déniée. Ce faisant, le chef de l'État se prévalait de l'article 49 de la Constitution qui lui impose de veiller au respect de ses dispositions, ainsi que de l'article 20 qui préconise d'assurer aux juges et aux justiciables toutes les garanties indispensables pour que les premiers exercent, sans entraves, leurs fonctions d'une manière indépendante, et les seconds, leur droit de défense, et puissent se prévaloir utilement de leur présomption d'innocence.
La défense était assurée par des avocats rompus au pénal et qui se débattaient, quand et là où l'occasion se présentait, pour s'insurger contre ces détentions, alors que le dossier à charge était outrageusement vide. Rêvons un peu, si l'on peut se permettre, pour évoquer la curée à laquelle se livraient, non seulement certains proches des victimes, mais également des politiciens, des journalistes et autres intervenants qui entretenaient de sordides ambitions ; rêvons encore plus, si l'on peut se permettre également, pour évoquer le cauchemar des familles brisées par ces détentions arbitraires et le regard des « autres », auxquels un grand philosophe et écrivain français, aujourd'hui passé à l'autre rive, assimilait à l'enfer ! Bien avant la cérémonie judiciaire du TSL, la messe avait été dite, car les justiciers médiatiques avaient d'ores et déjà rendu leur verdict et que les détenus, voués à l'isolement et au discrédit, s'acharnaient pour convaincre le grand public de leur innocence, alors même que leur culpabilité n'a en aucun cas été retenue. Une certaine presse les dépeignait sous les traits les plus sombres : tueurs, complices, instigateurs, mafieux, violents, à la solde de n'importe qui pour accomplir n'importe quoi, orfèvres du mensonge, de la manipulation, du complot et du recel d'informations, et à la limite des « handicapés de l'affect », dépourvus de tout sentiment humain...
Toutefois, ces officiers et leurs familles, mais également, ceux, nombreux, qui croyaient en leur innocence, étaient unis - ou réunis - par cette injustice insoutenable. La beauté d'un assassinat, disait-on, dépendait de la bonne tenue de la victime. Il faut bien comprendre qu'en tenant ces propos, je ne fais pas l'économie, à Dieu ne plaise, des auteurs de cet acte odieux et ne leur donne aucun crédit, mais affirme une évidence, connue de tous en la matière, qu'un assassinat ne prend toute sa dimension dans l'atrocité et la vive répulsion qu'il provoque que dans la mesure où les victimes se fient plus à la justice qu'à leurs instincts. Il faut savoir aussi que tout un chacun devrait pouvoir un jour maudire son juge et lâcher son venin.
Puis vint la libération des quatre détenus dans une certaine liesse populaire, mais toujours avec ce sentiment d'amertume et de rancœur inassouvie qui anime certains esprits tourmentés par la vindicte publique et populaire à laquelle ils se sont appliqués et accoutumés.
À ce moment, le mot « Fin » illumina le sombre écran.
Par pudeur, mais également par respect des vraies émotions que cet attentat et autres qui l'ont suivi suscitent dans nos cœurs, je m'empêcherai de rêver encore et encore, et d'imaginer la distribution intemporelle de cette œuvre cinématographique virtuelle !
Le réel me rattrape. Dans un sursaut, je m'empresse de rendre à César ce qui est à César, sans pour autant m'emporter pour le croire infaillible et invulnérable parce que César reste homme : la justice « à caractère international » est demeurée sourde et insensible aux imprécations médiatiques. Faute de preuves, d'aveux, du moindre indice de suspicion, le juge de la mise en état, se basant sur la requête du procureur du TSL, a rendu une ordonnance dans laquelle il constatait que les officiers détenus depuis 44 mois ne remplissaient aucune des conditions sine qua non pour être placés en détention provisoire, voire même pour être libérés sous condition, et, par conséquent, ordonnait leur mise en liberté et enjoignait aux autorités libanaises de prendre toutes les mesures aux fins d'assurer leur sécurité et de mettre à exécution cette ordonnance.
Bonne nouvelle en définitive, dont je laisserai l'annonce à Félix Rome : « La justice est toujours rendue à coups d'arrêts et pas encore à coups d'articles. »

Sélim JREISSATI
Chargé d'enseignement à la faculté de droit et des sciences politiques de l'Université Saint-Joseph
Ancien membre du Conseil constitutionnel
D'emblée, je fais un aveu : le titre de mon article est repris, mot pour mot, de l'intitulé de l'éditorial de Félix Rome publié au Recueil Dalloz le 7 mai 2009. Un autre aveu dans le sillon du premier : je vais parodier l'éditorial ci-dessus en m'accordant une marge de liberté dans la parodie, et ce pour ne pas verser dans le...

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