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Interview - Joseph Khoury, consultant établi à Paris, donne une lecture socio-stratégique inédite du désordre libanais Le Liban, terre de constante confrontation entre deux modèles étatiques, oriental et occidental Michel HAJJI GEORGIOU

« Le désordre libanais ». Tel est le titre de l’ouvrage de Joseph Khoury, consultant en géopolitique installé à Paris, qui avait été censuré au Liban dès sa sortie en 1998 (chez L’Harmattan) par la Sûreté générale, laquelle n’avait pas hésité à effectuer des descentes dans plusieurs librairies de Beyrouth pour saisir les exemplaires exposés. Dans ce livre, qui propose une analyse de la problématique libanaise sous un angle inédit, hors des schémas traditionnels, Joseph Khoury « revisite l’histoire des batailles » au Liban sous un angle socio-stratégique, comme un diagnostic du désordre libanais, « dégagé du brouillard idéologique ». Le Liban est une terre de confrontation entre deux modèles étatiques « transhistoriques », l’État oriental (terrestre) et l’État occidental (naval), qui agissent à travers leurs relais locaux respectifs. Ces relais locaux sont devenus le « combustible d’une hégémonie alternée qui fait que les uns n’espèrent plus la liberté que débarquée d’une frégate occidentale et les autres ne conçoivent la leur qu’à l’ombre du char d’un conquérant oriental », écrit Joseph Khoury. L’ouvrage analyse, sur le plan tactique et socio-stratégique, la bataille d’Amioun (695), qui fonde d’après l’auteur la nation maronite et le Liban contemporain, puis les batailles qui instituent/ferment les « cycles de domination impériale » qui se sont succédé ensuite au Liban : la conquête mamelouke (1292-1305), qui institue le cycle de domination orientale ; le soulèvement maronite contre cette domination (1858-1860), les quatre expéditions navales occidentales qui ponctuent le cycle occidental qui va succéder au cycle oriental, après l’échec de l’institution d’un code maronite autonome (1860, 1920, 1958, 1983), et la poliorcétique (art du siège en grec) syrienne contre le réduit maronite qui se conclut par le « phénomène Aoun », qui conduit les maronites à un « suicide stratégique » ouvrant la voie à l’invasion syrienne du réduit chrétien et au retour de la domination « orientale ». De Paris où il se trouve, Joseph Khoury expose, dans une interview à « L’Orient-Le Jour », ses vues concernant les principaux aspects géostratégiques (et historiques) de la crise qui déchire le Liban. Question - Dans la conclusion de votre ouvrage, vous vous interrogez si le Liban, en tant qu’État (émirat, Ire et IIe républiques), n’est pas « un produit génétiquement vicié » ? Le Liban est-il un mythe ? Réponse - « Le Liban “uni ” restera un mythe tant que “la liberté pour une partie des Libanais ne s’obtient que par la victoire militaire, grâce à une aide amie externe, sur l’autre partie, et vice versa”. Depuis mille ans, le Liban est un front de guerre entre l’Orient et l’Occident. » Q - Pourquoi ? R - « Dès son apparition en tant qu’entité stratégique, au 7e siècle, avec l’installation des maronites dans ses montagnes, le Liban a été perçu comme une “partie d’Occident” en Orient. Les maronites y disposent d’une zone fortifiée naturellement (montagne), proche de la mer (voie d’arrivée de l’aide occidentale), ils sont liés à l’Occident chrétien, et ils possèdent alors une capacité militaire forgée lors de la guerre aux côtés des Byzantins contre les Arabes. L’empire arabe les a aussitôt assiégés avec des tribus arabes et perses chiites fixées sur la côte, comme des sentinelles pour les empêcher de se connecter avec le monde chrétien. Le procédé d’encerclement et de dilution démographique n’a d’ailleurs pas cessé d’être utilisé à cet effet. Cette configuration d’assiégés liés à l’Occident et d’assiégeants liés à l’Orient est à l’origine de la guerre permanente au Liban. » Q -Vous parlez « d’alternance de cycles impériaux », occidentaux et orientaux ? R - « Les maronites ont vécu dans l’autonomie stratégique jusqu’à l’arrivée des croisés au 11e siècle qui va modifier la donne. Les croisés ont refoulé les tribus-sentinelles orientales vers la Syrie et permis aux maronites de se désenclaver et de se reconnecter avec l’Occident. Mais ce schéma allait se reproduire en sens inverse deux siècles plus tard, avec la reconquête orientale des États francs et la conquête mamelouke de la zone noyau maronite. Les anciennes tribus-sentinelles, devenues auxiliaires militaires de l’empire oriental, passent du statut d’assiégeant à celui de relais de la domination de l’empire oriental sur les maronites. C’est le fameux “émirat” qui va durer jusqu’à la révolte des maronites au 19e siècle. Puis, encore une fois, ce schéma va se reproduire en sens inverse : la réaction génocidaire de l’empire d’Orient et de ses relais locaux contre cette émancipation (1860) aboutit à l’intervention navale française qui marque le retour de l’Occident en Orient, cinq siècles après la défaite des Francs. » « L’expédition navale des Marsouins français en 1860 institue un cycle étatique de type occidental en soustrayant les maronites à l’État oriental (province du Mont-Liban). Cette structure sera élargie grâce à l’expédition occidentale de 1918-1920 (Grand Liban), déclinera en 1958, et s’effondrera avec le massacre des marines américains et des paras français en 1983. Les maronites se replient alors dans la zone noyau d’avant 1860 et fortifient le réduit chrétien. » Q - Au cycle occidental succède alors un cycle oriental ? R - « Ce n’était pourtant pas une fatalité. Une voie de rupture avec ce cycle d’alternance des cycles impériaux, qui dure depuis le 11e siècle, était possible. Au lendemain de la déroute occidentale en 1983 et des massacres qui l’ont suivie, deux options stratégiques sont apparues au sein du réduit chrétien. La première, téléguidée par Damas, appelle à la reddition “honorable” des maronites à l’empire d’Orient, représenté par Damas, et au retour au statut d’avant 1860. Elle est incarnée par Élie Hobeika. Mais elle est vite rejetée. » « La seconde, qui prévaut, plaide pour l’organisation de la survie au sein du réduit, comme ce fut le cas entre le 7e et le 11e siècle, hors de la domination orientale et malgré l’absence d’aide occidentale. Elle est incarnée par Samir Geagea. Cette option menaçait la stratégie de conquête syrienne. Outre qu’elle l’empêche de parachever sa conquête du Liban, elle constitue un modèle séducteur pour les entités orientales libanaises. Elle leur offre un modèle d’émancipation qui, s’il est suivi, ouvre la voie à l’émergence d’une coalition d’entités locales autonomes des empires, tant orientaux qu’occidentaux, susceptible d’aboutir à un État libre dans lequel les entités libanaises, “occidentale” et “orientales”, ne se dominent pas successivement grâce à un appui externe, mais cohabitent librement et volontairement sans renoncer à leurs identités. » « Ne pouvant détruire ce code en envahissant le réduit chrétien militairement par une attaque frontale, Damas a eu recours à un vieux stratagème poliorcétique qui consiste à se faire ouvrir les portes du réduit de l’intérieur par un acteur intra-muros, en l’occurrence Michel Aoun, l’avatar du système étatique occidental effondré, qu’il conduit, par une série d’opérations poliorcétiques, au suicide stratégique. Ce qui a permis à Damas de s’emparer du territoire et des structures d’État pour imposer sa domination sur le Liban selon un modèle étatique de type oriental. » Q - Comment expliquer l’effondrement de ce modèle oriental en 2005 ? R - « D’abord par son rejet immédiat par les maronites. Leur code socio-stratégique autonome ayant survécu au “suicide” de Aoun, les maronites ont adopté une résistance civile, au prix d’une répression, symbolisée par la détention de Samir Geagea, qui a empoisonné le système de domination syrien et l’a empêché de se consolider. Ensuite par son rejet progressif par les sunnites et les druzes à cause de leur marginalisation par Damas au profit des chiites. »
« Le désordre libanais ». Tel est le titre de l’ouvrage de Joseph Khoury, consultant en géopolitique installé à Paris, qui avait été censuré au Liban dès sa sortie en 1998 (chez L’Harmattan) par la Sûreté générale, laquelle n’avait pas hésité à effectuer des descentes dans plusieurs librairies de Beyrouth pour saisir les exemplaires exposés. Dans ce livre, qui propose une...