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Le dernier adieu de Furn el-Chebbak à Antoine Ghanem et ses deux compagnons Au-delà de la douleur, la sourde colère de la rue

Des cercueils que l’on fait danser sous une pluie de riz et de pétales de fleurs, une foule qui attend des deux côtés d’une rue pour se joindre à un cortège funèbre et des personnalités menacées de mort qui bravent le danger pour rendre un dernier hommage à un homme de leur camp, assassiné dans la rue en plein jour… Certains estimeront que ces scènes font désormais partie de la vie quotidienne au Liban, les mêmes qui se répètent après chaque attentat, depuis l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri le 14 février 2005. Mais hier, à y regarder de plus près, la scène était différente de toutes celles qui l’ont précédée. C’est comme si la tristesse et la colère ont été dépassées pour être remplacées par – ou êtres mêlées à – d’autres sentiments plus négatifs, plus forts. Plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées hier à Furn el-Chebbak pour participer aux funérailles du député de Aley, Antoine Ghanem, et de ses deux compagnons Nohad Ghorayeb et Tony Daou. Leurs cercueils ont été portés de Furn el-Chebbak à l’église du Sacré-Cœur, à Badaro, où les personnalités ont afflué. Faisant fi des menaces de mort, l’ancien président Amine Gemayel, le chef du PSP Walid Joumblatt, le chef du Courant du futur Saad Hariri, ainsi que le chef des FL Samir Geagea ont pris part à l’office religieux. Plusieurs diplomates étaient également présents à Badaro, notamment les ambassadeurs américain et russe, respectivement Jeffrey Feltman et Sergueï Boukine, le chargé d’affaires de l’ambassade de France, André Parant, et le représentant de Ban Ki-moon pour le Liban, Geir Pedersen. Tôt le matin hier, les familles et les proches des victimes se sont rendus à l’Hôpital libano-canadien où les corps du député et de ses deux compagnons avaient été transportés après l’attentat de mercredi. C’est dans un silence lourd et pesant, entrecoupé d’applaudissements métalliques, que les trois cercueils, enveloppés du drapeau libanais, ont été sortis de l’hôpital pour être hissés dans trois corbillards. Le cortège, qui a été salué par l’hymne des Kataëb, s’est dirigé ensuite vers Aïn el-Remmaneh pour passer devant la permanence Kataëb de la localité et la maison du député assassiné. C’est à l’arrivée du cortège funèbre à la rue principale de Furn el-Chebbak (la rue de Damas) que les trois cercueils ont été descendus des voitures. Le boy-scout assassiné Dès le matin hier, Furn el-Chebbak s’était préparée à vivre sa triste journée, celle de l’adieu à un enfant du pays : Antoine Ghanem, un homme ordinaire, serviable et intègre, qui a été chef de la permanence du parti Kataëb de la localité durant 11 ans – de 1968 à 1979 – et qui est devenu député de la circonscription de Baabda-Aley à partir de 2000. Furn el-Chebbak a aussi rendu un dernier hommage à un autre de ses enfants : Tony Daou habitait à quelques pas du bureau du député assassiné, dans la rue principale de la localité. Il avait 23 ans, il était boy-scout et tenait à accompagner Antoine Ghanem dans tous ses déplacements. La localité a aussi salué un autre compagnon du député, Nohad Ghorayeb, un homme âgé de 59 ans. Père de quatre enfants, âgés entre 37 et 22 ans, et dont la maman est toujours vivante. C’est en regardant la télévision qu’elle avait appris que son fils, qui venait de prendre le café avec elle, était mort : elle l’avait reconnu à sa main. Ara Vanlian, consul du Bénin (le consulat se trouvant à Furn el-Chebbak), et Fouad Panayot, président de l’Association des commerçants de Furn el-Chebbak, parlent d’Antoine Ghanem, « un homme simple, qui a servi la cause des Kataëb et qui était aux côtés de tous les gens qui vivent à Furn el-Chebbak ». « Il a vécu et il est mort en homme simple, mais, pour nous, il est devenu un héros », affirme Vanlian. Jean Dfouni, l’actuel président de la permanence Kataëb, attend l’arrivée du cortège devant le bureau du parti. Il parle lui aussi d’Antoine Ghanem : « C’était un homme de dialogue, serviable, présent auprès de tous. Il était chef de cette permanence. Puis, il a évolué. Mais il ne nous a jamais oubliés. » Un peu plus loin se trouve la maison de Tony Daou, où les scouts et les guides de Mar Nohra attendent l’arrivée du corps de leur camarade qui a péri dans l’attentat. Une jeune fille ne parvient pas à retenir ses larmes. « Nous sommes restés quinze jours ensemble au Don Bosco, jusqu’à dimanche dernier, lors d’un camp organisé par le Programme des Nations unies pour le développement et les municipalités libanaises », dit-elle. Racontant qu’elle a passé son enfance avec Tony, elle indique : « Il était serviable, il s’occupait de tout le monde. Il fallait le voir durant ce dernier camp… Mais il est parti samedi, disant que le député rentrait de voyage dimanche… Il n’a vu ses parents que mardi soir. » Les autres amis présents conviennent que « Tony est un brave garçon ». Ils racontent aussi qu’il devait terminer ses études techniques en électricité à l’Université libanaise cette année, qu’il avait célébré son 23e anniversaire le 24 août dernier et qu’il avait déjà acheté une maison, à proximité de la maison de ses parents, située dans cette même rue. Il faisait également partie de la section estudiantine FL. Mais les camarades de Tony n’ont plus beaucoup de temps pour parler car il est temps d’accueillir le cortège. Forêt de drapeaux Hier, la rue de Damas, au niveau de Furn el-Chebbak, s’est transformée en forêt de drapeaux blancs frappés du cèdre stylisé des Kataëb ou du cèdre entouré d’un cèdre rouge des FL. Il y avait aussi des étendards du PSP et du PNL. Quand les trois cercueils sont descendus des corbillards au croisement Chevrolet-rue de Damas, ils sont salués, encore une fois, par l’hymne Kataëb, suivi d’autres chansons partisanes. On n’entend pas un cri, pas un soupir, pas un sanglot. Rien que des applaudissements au son métallique. Les yeux de la foule sont fixés sur les trois cercueils que l’on fait danser. Des femmes regardent en laissant leurs larmes couler, en silence. D’autres lancent d’un geste mécanique des poignées de riz et de pétales de fleurs. Le cortège s’arrête devant le bureau d’Antoine Ghanem, la maison de Tony Daou, la permanence Kataëb. On brûle des feux d’artifice en plein jour, on lance des confettis, on fait danser les cercueils, la fanfare joue des hymnes patriotiques, sans que jamais les applaudissements ne s’arrêtent. Le cortège avance difficilement. La foule a l’air immobile, figée, et sa colère est sourde. Derrière les trois cercueils, dans cette foule dense, un homme, aidé par deux amis, pousse sa chaise roulante. Tous les trois brandissent des drapeaux du PNL. « J’ai été blessé à la colonne vertébrale, en 1990. Je combattais avec les FL », indique Tony, 43 ans, un habitant de Aïn el-Remmaneh. « J’avais 13 ans quand j’ai porté les armes. Je me suis battu. Il faut que tout le monde sache que nous avons de la volonté, que nous n’avons pas peur de la mort. Je suis là aujourd’hui pour tous ces hommes qui sont morts, qui meurent et qui mourront pour le Liban », martèle-t-il, hissant encore plus haut son drapeau. Thérèse, accompagnée d’un groupe de femmes, lance d’un ton de défi qu’elle « ne se sent pas en danger », qu’elle « n’a pas peur de mourir » et que « les meilleurs sont déjà partis ». Un homme indique de son côté : « Il est interdit d’avoir peur de la mort. Ça fait trente ans que nous luttons et nous lutterons encore. On ne nous a pas laissé le choix. » Ce même discours est tenu par les jeunes, âgés de 14, 16 et 18 ans, présents sur place et venus avec leurs drapeaux. Sur le parvis de l’église du Sacré-Cœur, assis sur une chaise, une canne à la main, Charbel, 54 ans, retient ses larmes et étrangle ses sanglots. C’est un ami de longue date d’Antoine Ghanem. Cet homme, originaire de Zahlé et né à Achrafieh, raconte qu’il a porté les armes en 1969. « Entre 1975 et 1976, j’ai été blessé à trois reprises durant les combats du centre-ville. Et tout semble se répéter. J’ai peur pour les jeunes, j’ai peur qu’ils portent à leur tour les armes… Pourquoi devons-nous toujours combattre pour vivre ? » martèle-t-il. « Le Liban est à nous, nous ne le céderons pas », dit-il. Dignes dans la douleur Les personnalités commencent à arriver, Amine Gemayel est suivi de Walid Joumblatt, Saad Hariri et Samir Geagea. Gemayel est fatigué, éprouvé. Il a le dos voûté et sa voix est à peine audible quand il prononce son discours. Joumblatt, Hariri et Geagea sont eux aussi fatigués. Leur visage est pâle et leurs yeux cernés. Tout au long de l’office religieux célébré par le vicaire patriarcal Samir Mazloum, aidé notamment du métropolite de Beyrouth, Élias Audeh, l’épouse et la fille aînée du député Ghanem, Lola et Mounia, sont restées debout derrière le cercueil, infiniment dignes dans leur douleur. À la fin de l’office religieux, l’ancien président de la République porte le cercueil de l’un de ses plus fidèles camarades. Il est salué par les applaudissements de la foule. C’est sous un tonnerre d’applaudissements que Geagea quitte les lieux, des slogans antisyriens et anti-Hezbollah fusent. Joumblatt, accompagné de son épouse Nora, sort à son tour de l’église. Il ne monte pas dans une voiture blindée. Par défi, courage ou lassitude, il marche jusqu’à Furn el-Chebbak, derrière une croix de procession, le cercueil de Tony Daou, et des jeunes qui brandissent des drapeaux du PSP, des FL et des Kataëb. « Que Dieu te protège Walid bey », lancent des hommes qui croisent le chef du PSP dans la foule qui va vers le cimetière de Mar Nohra. Sur la route principale, derrière le cortège, apparaît une colonne d’une vingtaine de voitures blindées. Elles transportent des personnalités qui assistaient aux funérailles. Walid Joumblatt s’engouffre dans l’une d’elles. Il disparaît derrière les vitres noires de l’automobile. La triste journée libanaise s’achève. Et les voitures blindées, à la tôle noire et aux vitres noires, s’éloignent comme des fantômes en deuil. Patricia KHODER
Des cercueils que l’on fait danser sous une pluie de riz et de pétales de fleurs, une foule qui attend des deux côtés d’une rue pour se joindre à un cortège funèbre et des personnalités menacées de mort qui bravent le danger pour rendre un dernier hommage à un homme de leur camp, assassiné dans la rue en plein jour… Certains estimeront que ces scènes font désormais partie de la...