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Actualités - CHRONOLOGIE

PERFORMANCE - Produite par Ashkal Alwane et le Festival d’automne à Paris, 36e édition «Appendice», une prise de tête aiguë par Lina Saneh Maya GHANDOUR HERT

Autant se mettre d’accord tout de suite : une pièce pareille n’est pas à mettre dans la catégorie « aimable ». Elle est trop horrible, dégoûtante, cinglante et noire. Imaginez un peu une femme qui se ferait amputer de ses membres et de ses organes, revendiquant le droit à disposer de son corps comme elle l’entend. Dans cette « guerre à l’ennemi », comme elle la nomme, les féroces adversaires sont les autorités religieuses qui renieraient son droit à l’incinération post mortem. Pour les narguer, les briguer, les enquiquiner et, surtout, échapper à leur emprise, elle se fera donc brûler les parties du corps à « petits feux » de son vivant, dans un long processus d’automutilation qu’elle voudrait salvateur. Pas « aimable » donc cet « Appendice », mais plutôt « prise de tête », sur un texte de Lina Saneh, avec Rabih Mroueh comme principal causeur. Et si nous étions capables de voir et d’entendre nos organes, de réaliser l’absurdité des faux-semblants mais aussi des tabous et des frustrations qui se trouvent au plus profond de nos entrailles ? Un projet artistique peut naître d’une singulière communauté de pensée. Un jour, Lina Saneh, artiste de son état, a entendu dire que, dans les hôpitaux, on brûlait les membres et organes excisés de certains malades. Cela lui a mis la puce à l’oreille. Elle s’est dit qu’il y avait là peut-être une voie de solution à son problème. Elle qui rêve de se faire incinérer à sa mort. Elle rédige donc un texte expliquant sa démarche funèbre. Intitulé «Appendice», il est lu (comme on lit un discours, sans autre fioriture scénographique) par un orateur de choix: son acteur de mari, Rabih Mroueh. Lina Saneh restera assise et immobile, tout au long de la performance (qui a eu lieu à la galerie Sfeir-Zemler, secteur Quarantaine). Démoniaque, la Saneh? Son mari explique qu’elle lui a cassé les… oreilles avec son désir de se faire brûler à sa mort. Pour cela, elle envisage de se faire opérer, en plusieurs étapes, pour prélever au fur et à mesure des membres et des organes de son corps, des moins nécessaires aux plus vitaux, sans toutefois mettre en danger sa vie. Les organes et membres enlevés lors des opérations seront alors brûlés: elle essaiera alors de «gagner le plus de terrain possible sur son propre corps, par rapport à ce qui en restera pour être enterrée à sa mort». Elle se fera ainsi brûler au fur et à mesure, à petit feux, jusqu’à gagner la plus grande partie d’elle-même sur ses ennemis et peut-être jusqu’à capitulation de ces derniers? Quand le corps s’en mêle Elle pourra commencer par se faire enlever l’appendice. C’est bête et inutile. Ensuite, elle passera à la vésicule biliaire. Tout aussi facile à opérer et pas très nécessaire. Puis ce sera le tour de l’utérus et des seins, réduisant du coup le risque d’un cancer, vu qu’elle en a une peur bleue. Après les intestins (ou du moins une grande partie), l’estomac, la rate, elle passe au cœur. Elle pourra se faire greffer un autre cœur à la place du sien. Ainsi, à sa mort, c’est le faux cœur qui sera enterré et non le sien qui aura déjà brûlé (en arabe, l’expression brûler son cœur signifie avoir le cœur brisé). Un autre avantage : elle se débarrassera aussi, de son vivant, de tant de sentiments qui ne l’inquiéteront plus, n’étant pas ceux de son cœur, mais ceux d’un autre. Sans endommager sa qualité de vie, ni sa vie sexuelle. Par contre, il y a une chose qu’elle ne se fera pas arracher : sa langue. Sans elle, elle ne pourra plus faire du théâtre, elle perd sa citoyenneté ainsi que sa guerre contre l’ennemi. Quant à savoir si l’amputation du reste de son corps entraverait sa pratique théâtrale ? « Bof, répond-elle, le théâtre corporel où l’on danse, s’exprime et bave, j’en ai rien à f…» Son mari se demande qui pourrait bien avoir encore envie de faire l’amour avec elle ? Pour lui prouver le contraire, elle a décidé d’ouvrir un site porno sur Internet (www.kinkylina.blogspot .com) où elle se présente comme une personne amputée d’un rein, des deux yeux, des deux bras, des deux jambes, de l’utérus, des ovaires, des seins (remplacés par des prothèses), de presque tous ses intestins, de l’estomac, d’une partie de son cœur, de son appendice, de sa vésicule biliaire, de la rate, d’une bonne partie de son nez, des lobes de ses oreilles, ainsi que d’une partie de son poumon. Elle aura reçu des milliers de lettres «d’enthousiasme et de désir». Lina irait même à se faire dépiauter ce qui reste de son corps. Mais ce qui déplaît dans cette affaire, outre la douleur, c’est le risque de se faire récupérer par les instances religieuses. Son but à elle, ce n’est pas de vivre une vie de martyr et de souffrance. Ni de se faire sanctifier. Elle brûlera ici-bas et non en enfer. La peau: «C’est tout ce qui me retient, c’est tout ce qui m’empêche de tomber, de m’éparpiller…» Que sera Lina sans «cette chère carapace si insensible, ce bouclier douloureux». «Comment empêcher alors ses organes, ou ce qui en reste, de se désarticuler les uns des autres, de se démembrer, de se désolidariser, de se désosser et d’aller errer chacun dans un des quatre coins du monde?» Elle poursuivra sa funeste entreprise jusqu’à devenir un monstre et peut-être sera-t-elle ainsi excommuniée par la religion. Il y a également le risque qu’elle soit considérée comme malade mentale et internée dans un asile. Mais est-ce qu’on juge toutes ces femmes qui se font amputer un morceau du nez, enlever le ventre ou les fesses pour cause de chirurgie esthétique ? Son ami avocat lui a expliqué que la loi reflète la société. Ainsi si certains actes considérés comme étant un crime par la loi, s’ils ne soulèvent aucune protestation par la société, peuvent rester impunis. «Mais si la société se soulève contre tel ou tel acte, la loi sera alors appliquée». Suivez le regard… Pour se « protéger », Lina Saneh a un recours ultime à l’art, en transformant son plan démoniaque en projet artistique. S’inspirant du travail de Piero Manzoni, qui signait des corps humains, elle propose son corps à la vente sur le site www.callforbodypartsignature.blogspot.com. Le réel parasité Plusieurs regards sont possibles sur le travail de Lina Saneh. Cet Appendice n’est donc pas quelque chose de tout à fait gratuit, inutile. Cette forme d’intervention artistique est un «parasitage » du réel. On peut imaginer une tonne d’exclamations scandalisées devant cette « œuvre ». Le dégoût étant la réaction la plus souvent exprimée. Et c’est assez normal. On ne peut pas évacuer totalement l’aspect provocateur de l’œuvre, c’est vrai que sa lecture premier degré en fait quelque chose de choquant, mais le choc lui-même est un fait artistique fréquent. Saneh « met en scène » une réflexion sur le corps qui est multiforme et qui va assez loin. Il y a tout d’abord dénonciation du corps produit de consommation, du corps « manufacturé », marchandise, dénonciation du système de vente et du marché, certainement. L’idée de « corps social » est aussi à creuser. Et le sens implicite du corps qui se démembre et dont les organes se dispersent aux quatre coins du globe n’est pas très difficile à mettre à jour : Saneh propose une pensée, une réflexion sur le pays et ses divisions communautaires. Saneh-Mroueh ne sont donc pas de simples petits amuseurs qui jouent à choquer les bourgeois. Et qu’elle veuille ou non se faire incinérer ne présente aucun intérêt, ne fait aucune différence ! Parce que comprendre une pièce de théâtre ou n’importe quelle œuvre ne signifie pas comprendre son sujet, mais assimiler son sens.
Autant se mettre d’accord tout de suite : une pièce pareille n’est pas à mettre dans la catégorie « aimable ». Elle est trop horrible, dégoûtante, cinglante et noire. Imaginez un peu une femme qui se ferait amputer de ses membres et de ses organes, revendiquant le droit à disposer de son corps comme elle l’entend.
Dans cette « guerre à l’ennemi », comme elle la nomme, les...