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Actualités - OPINION

Se désengager de la politique des axes

Au regard de l’histoire, la crise que traverse aujourd’hui le Liban est on ne peut plus classique : à hue et à dia, de Charybde en Scylla, « Orient » et « Occident », extensions locales des tensions internationales, conflits externes venant se greffer sur une situation interne naturellement conflictuelle et propice à les accepter, clientélisation des communautés, crispations identitaires, peur des autres dans lesquels on voit des chevaux de Troie, accusations mutuelles de non-allégeance à patrie en danger ou de trahison, absence totale de l’immunité que prodiguerait à ce pays une authentique unité nationale fondée sur un projet et une vision d’avenir commune. Georges Corm a indéniablement visé juste lorsqu’il a qualifié le Liban d’État tampon de la géopolitique internationale, un État tampon étant celui qui, de par sa position géographique, se situe aux confins d’autres pays, qui en usent abondamment pour y régler leurs comptes et y dévoiler leurs cartes, et qui s’en servent comme d’une boîte aux lettres pour s’y envoyer des messages plus ou moins sanglants. Le Liban a payé tout au long de son histoire un très lourd tribut à ce statut d’État tampon. Dès lors, si l’on souhaite éviter que cette situation ne se perpétue, la question fondamentale est de savoir comment sortir du statut d’État tampon et comment permettre au Liban de voler de ses propres ailes. Tout d’abord en ayant le courage de reconnaître l’évidence. Le Liban est aujourd’hui enfoncé jusqu’au cou dans une nouvelle guerre des axes, et les deux parties libanaises en conflit, même si elles s’en défendent bec et ongles, sont alignées, certes avec plus ou moins de subtilité, sur l’un des deux axes majeurs : l’axe syro-iranien ou l’axe américano-saoudien. Résister à l’hégémonie israélo-américaine, disent les uns. Très bien. Mais pourquoi n’ont-ils même pas la dignité de prendre leurs distances lorsque l’apprenti-dictateur de Damas cherche à les récupérer, alors même qu’il n’a jamais osé lancer ne fut-ce qu’un pétard sur le Golan occupé ? Certains semblent manifestement souhaiter un retour rapide de l’influence damascène, d’autres reconnaissent ouvertement l’influence de l’ayatollah Khamenei. Même Mohammad Hussein Fadlallah, qui avait évolué vers une certaine modération et rejeté le concept du « wilayat el-faqih », s’est à nouveau radicalisé. Cette radicalisation est exacerbée par les discours incendiaires de certains néosouverainistes qui agitent le spectre du péril perse et se permettent aujourd’hui d’accuser leurs adversaires d’être des excroissances étrangères. Il s’agit bel et bien de parties libanaises dont les peurs et les hantises ont conduit à chercher de puissants appuis et protections à l’étranger. Toutes les communautés libanaises, à commencer par les maronites et les druzes, ont commis cette erreur à un moment ou à un autre de leur histoire. Refuser de s’inféoder à l’axe irano-syrien, disent les autres. Très bien. Mais était-il pour autant nécessaire de voir toute une flopée d’hommes politiques se précipiter sous les bombes (de fabrication américaine), pour déjeuner avec celle qui a qualifié la mort de 1 300 Libanais de simples « contractions de l’accouchement du nouveau Moyen-Orient » ? Était-il nécessaire qu’un groupe de députés libanais s’envolent vers New York pour décorer le raciste décomplexé John Bolton, cow-boy tellement caricatural que même le Sénat américain a refusé de le confirmer à son poste et que Bush a dû user d’un subterfuge juridique douteux pour pouvoir l’y nommer ? Comment immuniser le Liban ? Premièrement, en prenant conscience que ce qui est un État tampon pour les puissances est, pour les Libanais, ce que j’appellerais un pays-canoë, un frêle esquif sur lequel sont embarqués côte à côte plusieurs canoéistes. Toute inclination brusque vers l’est ou vers l’ouest, tout mouvement intempestif de l’un de ces canoéistes est susceptible de déstabiliser l’embarcation et de la faire couler, tout le monde se retrouvant ainsi noyé. Ce pays-canoë ne peut affronter les tempêtes qu’en restant résolument uni et en voguant ensemble vers un cap fixé en commun, sans se laisser distraire par les mirages ou les sirènes apparaissant de tel ou tel côté. Deuxièmement, en comprenant l’impérieuse nécessité d’un retour à la philosophie du Pacte national. Quelles que puissent être ses imperfections, le Pacte de 1943 avait ceci de positif qu’il avait ancré l’idée d’un non-alignement et d’une réaffirmation sans ambiguïté de la souveraineté libanaise face aux puissances. Troisièmement, en mettant un terme aux hémiplégies cérébrales et en incitant chaque communauté à faire siennes les souffrances des autres. Le système politique confessionnel, la double occupation israélienne et syrienne, les ghettos communautaires et régionaux qu’ont formés les milices durant la guerre, les propagandes, matraquages et embrigadements médiatiques ont fait que les traumatismes qu’ont subi les uns et les autres ne sont pas toujours les mêmes. Engoncée dans sa propre souffrance, chaque communauté se montre incapable de faire tomber ses œillères, d’aborder la situation du point de vue de l’autre, de comprendre et de faire preuve d’empathie envers les traumatismes de l’autre camp. Quatrièmement, en éradiquant la mentalité milicienne et le panurgisme communautaire qui continuent de prévaloir. Les failles de l’accord de Taëf et la loi d’amnistie qui s’en est ensuivie ont fait en sorte qu’au lieu que ce soit l’État qui dissolve les milices, ce sont bel et bien les milices qui ont dissous l’État, après avoir fait main basse sur leurs communautés en éliminant leurs adversaires par la force. En 1975, les Libanais ont été sommés de « choisir leur camp », de s’allier avec Israël ou avec l’OLP. La fleur au fusil, avec la certitude de défendre des causes justes et persuadés qu’ils n’avaient pas le choix, ils furent nombreux dans les deux camps à se jeter dans la gueule du loup et à se livrer une guerre vaine et sans merci. Du fait des amnésies et des amnisties – deux détestables spécialités libanaises –, nombre des criminels de guerre ayant détruit le pays sont toujours en activité, de nouveau en train de haranguer des foules communautaires et à nouveau prêts, comme en 1975, à s’inféoder aux puissances étrangères, avec toute l’arrogance et la naïveté de marionnettes pensant influer sur leurs marionnettistes et même les instrumentaliser. Aujourd’hui, alors que l’Amérique et Israël s’apprêtent à détruire les centrales nucléaires iraniennes, alors que les tensions continuent de s’accroître entre sunnites et chiites, entre l’axe syro-iranien et l’axe américano-saoudien, les Libanais s’émanciperont-ils enfin de leurs parrains étrangers ou accepteront-ils à nouveau de servir de pions et de chair à canon ? Combien serons-nous à choisir exclusivement le Liban ? Karim Émile BITAR
Au regard de l’histoire, la crise que traverse aujourd’hui le Liban est on ne peut plus classique : à hue et à dia, de Charybde en Scylla, « Orient » et « Occident », extensions locales des tensions internationales, conflits externes venant se greffer sur une situation interne naturellement conflictuelle et propice à les accepter, clientélisation des communautés,...